Dès les premières heures suivant la double explosion qui a fait 102 tués devant la gare de la capitale, la piste du groupe Etat islamique (EI) a émergé comme une évidence. Deux semaines après l'attentat suicide meurtrier d'Ankara, la police turque continue d'accumuler les indices qui pointent du doigt la responsabilité de cellules jihadistes et nourrissent les accusations de l'opposition contre les «négligences» du gouvernement. Le mode opératoire, deux kamikazes qui font exploser leur ceinture d'explosifs au milieu de la foule, leur cible, des militants de la cause kurde, ont immédiatement rappelé aux enquêteurs l'attentat qui a fait 34 morts en juillet dans la ville de Suruç, à la frontière syrienne, attribué par les autorités turques à l'EI. Le Premier ministre islamo-conservateur Ahmet Davutoglu a lui-même rapidement et publiquement fait de l'EI son «suspect numéro 1». Confirmant des révélations de la presse, le procureur d'Ankara a formellement identifié lundi un des kamikazes: Yunus Emre Alagöz, frère de l'auteur présumé de l'attentat de Suruç, soupçonné d'avoir combattu en Syrie dans les rangs de l'EI et membre d'une cellule jihadiste installée dans la ville conservatrice d'Adiyaman (sud). Quatre proches de Yunus Alagöz et de son complice présumé, identifié dans les médias comme Ömer Deniz Dündar, ont été inculpés et écroués et la police a entamé une chasse à l'homme pour retrouver une dizaine de leurs complices. Selon le bureau du procureur, les enquêteurs ont saisi dans l'entourage des suspects 11 vestes d'explosifs, 6 fusils automatiques Kalachnikov, 22 grenades et des centaines de kilos de nitrate d'ammonium (utilisé pour la fabrication d'explosifs) qui suggèrent que d'autres attaques étaient en préparation en Turquie. Depuis le début de la semaine, les médias turcs fourmillent de détails sur ces cibles. Selon l'agence de presse pro-gouvernementale Anatolie, la cellule à l'origine de l'attaque du 10 octobre envisageait de faire sauter le quartier général ankariote du principal parti prokurde de Turquie, le Parti démocratique des peuples (HDP). Ces fuites, émanant de sources proches de l'enquête, révèlent également que la plupart des suspects aujourd'hui traqués sur le sol turc faisaient partie d'une liste d'une vingtaine de jihadistes connus de la police et jugés dangereux. Le quotidien Hürriyet a ainsi révélé que la police avait informé dès le mois dernier les gouverneurs du pays du risque d'attentat pesant sur les réunions électorales ou les manifestations organisées par le HDP. Le journal a même affirmé qu'elle disposait de renseignements sur une possible opération visant la «marche pour la paix» du 10 octobre. Et le père du deuxième kamikaze présumé d'Ankara s'est répandu dans la presse pour dire qu'il avait «dit à la police de l'arrêter et de le jeter en prison». En vain. A la veille des élections législatives anticipées du 1er novembre, il n'en fallait pas plus pour déchaîner les critiques. Depuis l'attentat, l'opposition accuse le gouvernement d'encourager la violence contre le HDP, son adversaire favori dans la course aux législatives, et d'être au mieux complaisant avec le groupe EI, adversaire en Syrie de sa bête noire le régime de Damas. Le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), Kemal Kiliçdaroglu, a enfoncé le clou en reprochant au gouvernement de ne «pas avoir donné d'instruction politique» pour démanteler les réseaux jihadistes. «Je le dis très clairement, il s'agit (pour le régime) de protéger l'EI», a-t-il insisté à la télévision. M.Davutoglu a rejeté ces critiques, jugées «dépourvues de morale et déraisonnables». Jeudi, le président Recep Tayyip Erdogan s'est appliqué à brouiller les pistes en évoquant un «acte terroriste collectif» mêlant l'EI, les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les Kurdes de Syrie et les services secrets syriens. Saisi d'une plainte du barreau d'Ankara, le parquet a ouvert une enquête préliminaire pour négligence contre le ministre de l'Intérieur Selami Altinok, selon Hürriyet. Mais elle a peu de chance d'aboutir, car sa mise en cause nécessite un feu vert du gouvernement.