Il faut bien convenir que l'islamiste armé actuel est un sous-produit du wahhabisme officiel. Après le Machrek, le Maghreb et la vallée du Nil, les pays du Golfe, et principalement l'Arabie saoudite et le Koweït, traversent aujourd'hui une zone de turbulences très dangereuse due aux premières manifestations de la violence islamiste. Hier, l'état d'alerte était à son maximum au Koweït suite à l'accrochage qui s'est produit dans la région d'Oum Al-Hayman (70 km de la capitale). Il y a une semaine, lorsque deux policiers avaient été tués dans un accrochage, les autorités koweïtiennes, et même certains analystes de l'islamisme local, avaient vite conclu à l'acte isolé, et réaffirmé que le Koweït se tient bien loin de ces distorsions religieuses. Mais avant-hier, avec ce nouvel accrochage, dans lequel un activiste saoudien avait été tué et deux policiers blessés, l'inquiétude a pris la place de la sérénité, d'autant plus que, au moins six activistes islamistes avaient pu s'échapper et prendre la route de Koweït-City. Peut-être faut-il se rendre à l'évidence et croire que le Koweït a été rattrapé par la contamination qui sévit à ses portes et subit, avec un certain retard certes, le terrorisme qui a déjà obscurci les perspectives politiques de l'Arabie saoudite. A Riyad, la famille royale tremble pour la monarchie et tous les théologiens proches du roi ne peuvent plus rien désormais face à la déferlante islamiste. Al Qaîda n'a désormais plus rien à voir avec l'engagement djihadiste de la nouvelle jeunesse islamiste, qui trouve sur place de quoi s'alimenter. La majorité des nouveaux insurgés sont des lycéens, fonctionnaires et commerçants résolument acquis à la nécessité d'un djihad «endogène» pour, en même temps, «débarrasser les Lieux Saints de l'islam de la présence américaine et se débarrasser des gouvernants locaux». Les djihadistes saoudiens d'aujourd'hui n'ont pas connu l'Afghanistan, n'ont pas intégré Al-Qaïda et n'ont pas fait non plus allégeance à Oussama Ben Laden, mais tous sont convaincus de la «nécessité du djihad contre le tyran», formule largement sécularisée, et qu'ils tirent de la seule et unique idéologie religieuse qui fait florès en Arabie depuis le début du siècle : le wahhabisme. La même idéologie, on la retrouve au Koweït, donc la même source d'idéologie religieuse, et qui donnera certainement les mêmes résultats et aboutira aux mêmes effets politiques et sociaux. La même idéologie couvre l'ensemble des pays du Golfe, avec des traces moins apparentes au Yémen. Les risques que cela peut induire sont calculables sur ce qui s'est déjà passé et se passe encore en Arabie saoudite. Lorsque le wahhabisme a commencé à écraser de son poids l'extraordinaire effort de pensée du mouvement réformiste vers la moitié du XXe siècle, tout le monde avait applaudi et les monarchies du Golfe voyaient ainsi prendre forme l'idéologie sur laquelle elles avaient misé en multipliant la production littéraire salafiste au détriment de la réflexion née avec le réformisme moderne. C'est ainsi que les oeuvres de Ibn Taymiyya, Ibn Qayim et Mohamed Ibn Abdelwahab écrasèrent celles de Djamel Eddine El-Afghani, père du réformisme moderne, de Mohamed Abdou et Rachid Rida ses principaux disciples. La création de l'Arabie est fondée sur l'alliance entre un prince guerrier local, émir de Nedjd, Mohamed Al Saoud, et, Mohamed Abdelwahab, théologien salafiste. Le pacte politico-religieux conclu (bay'â) permet au premier de couvrir son pouvoir (politique) par une légitimité religieuse et d'un soutien sans faille de la part des salafistes, au second de bénéficier de la force officielle pour étendre son hégémonie religieuse sur ce qu'il considérait comme étant des hérésies. L'essor du wahhabisme avec l'appui des monarchies locales a été flagrant, mais aujourd'hui, une nouvelle donne est intervenue pour mettre un terme à un siècle de concessions: «le djihad intérieur est privilégié sur le djihad extérieur, et l'ennemi endogène est à combattre avant l'ennemi exogène». Donc, il n'y a plus de wahhabisme à exporter. La disparition de trois grand théologiens, qui faisaient bien le jeu des monarchies du Golfe (Ibn Uthaymine, Ibn Bez et El-Albani), semble avoir sonné, définitivement, le glas du mariage incestueux entre la politique et la religion.