Il fait assurément partie de ces fils de notre pays qui auront réellement mérité de la nation parce qu'ils l'ont servie sans jamais avoir exigé qu'elle les serve. On m'a demandé de dire quelques mots sur Nait Mazi et j'ai cru d'autant plus facile de le faire que je n'ai pratiquement pas cessé d'être en contact plus ou moins régulier avec lui depuis notre toute première rencontre en décembre 1969 au Cercle El Kettani. Il était alors rédacteur en chef du journal, assurait l'intérim de la direction et c'était à ce titre qu'il présidait la cérémonie de remise des prix d'un concours littéraire qu'il avait initié à l'occasion d'un anniversaire du congrès de la Soummam. C'est au moment où j'entreprends d'ordonner les mille et un souvenirs petits et grands liés dans ma mémoire à l'image de cet homme à qui correspond si bien l'adjectif exceptionnel que je me rends compte à quel point devient dérisoire le vocabulaire dont je dispose pour les évoquer. Il est vain de prétendre cerner tout ce que l'on sait de la personnalité et de la vie d'un homme de l'envergure de Nait Mazi à l'aide de phrases si bien tournées soient-elles. Aussi, on pardonnera de m'en tenir à l'évocation de ces quelques aspects que perturbe singulièrement la pensée que l'homme auquel ils se rattachent vient tout juste de quitter ce monde. Lorsque je suis devenu son collaborateur pour la direction du supplément culturel d'El Moudjahid, je me suis mis peu à peu à apprendre que l'homme n'était pas ce directeur de journal qui donnait l'impression d'être d'autant plus inaccessible, distant, voire hautain que sa stature physique paraissait le tenir hors d'atteinte des petites gens qui gravitaient autour de lui et dont je faisais partie. Il était bien plus proche qu'il n'en donnait l'air. De fait, l'intérêt qu'il attachait au sommaire de ce supplément culturel hebdomadaire, la pertinence des observations qu'il formulait, le plus souvent sans précautions oratoires, devaient guider mes premiers pas dans la profession et je lui suis à coup sûr redevable de l'apprentissage des outils rédactionnels grâce auxquels j'ai pu passer de la note de lecture au reportage, au commentaire, à l'éditorial. Je lui dois à coup sûr mon passage du journalisme culturel au journalisme tout court, le cheminement dans la hiérarchie professionnelle. La proximité de Noureddine Nait Mazi (que ne vouvoyait pas un seul travailleur de ce qui devait devenir à la veille des années 1980 la Société nationale El Moudjahid Presse) m'a révélé un homme qui ne considérait pas comme une simple clause de style le fait de mettre en constante adéquation son action quotidienne avec la haute idée qu'il se faisait de l'intérêt du pays. Et c'était loin d'être toujours facile dans certains contextes où le service à rendre au pays était souvent subordonné à des avantages personnels. C'est que l'homme n'avait pas suivi la voie royale par laquelle étaient passés nombre de ses compagnons de route désormais soucieux de la seule contrepartie matérielle de sacrifices patriotiques. Lorsqu'était né l'Etat pour l'avènement duquel il avait fait des choix décisifs, Noureddine, qui n'avait pas encore trente ans, avait décidé d'en être un commis actif et désintéressé. Mais aussi, compétent. C'est assurément la raison pour laquelle il n'avait jamais cessé de parfaire sa formation, curieux de tout, lisant et écrivant, tout en grimpant les échelons jusqu'à prendre la tête du journal dans lequel il avait commencé sa carrière au plus bas de l'échelle. Les deux décennies et demie pendant lesquelles Nait Mazi a littéralement incarné El Moudjahid au point où, pour tous ceux qui ont vécu cette époque, le nom du premier est indissociable de celui du second, auraient été pour un responsable ordinaire comme la traversée périlleuse d'une immense zone de turbulences. Parce qu'elles ont été marquées par des événements d'une complexité inimaginable aujourd'hui. Il y a eu tant de moments où on naviguait à vue; quel défi pour un directeur d'organe de presse comme El Moudjahid de coller au cap! Si Nait Mazi a échappé, quoi qu'on dise, à la compromission comme au compromis, c'est qu'il a su rester sans reproche, opposant à tous les chahuts, à toutes les agressions, à tous les coups bas, à toutes les perfidies, la tranquille assurance de l'homme qui sait ce que la nation a à redouter de contingences appelées obligatoirement à se résorber. Il a su, à des moments où ce n'était pas la vertu du monde la mieux partagée, rester intègre. Les tempêtes qu'il a essuyées, j'en ai vu passer quelques-unes, y compris de celles, petites, aiguës, suscitées par l'impuissance, l'envie, la jalousie, la méchanceté crue, l'ignorance, et qui font mal. Et lorsque, surpris par sa verticalité superbe, je me suis interrogé sur le secret de cette apparente insensibilité, la réponse m'est venue non de lui mais de son attitude même: Nait Mazi ne devait rien à personne, s'était imposé un comportement d'une moralité sans faille, n'avait à aucun instant laissé s'insinuer une once de doute dans sa gestion de l'entreprise, était prêt à tout instant à quitter son poste - il l'avait fait - et les termes de régionalisme, népotisme, complaisance, malhonnêteté, corruption, profit... ne trouvaient pas plus de place dans son vocabulaire que dans sa vie. Au terme d'une vie tout au long de laquelle on l'aura peut-être copieusement critiqué mais jamais méprisé, Noureddine Nait Mazi a rejoint son Créateur la conscience en paix. Il fait assurément partie de ces fils de notre pays qui auront réellement mérité de la Nation parce qu'ils l'ont servie sans jamais avoir exigé qu'elle les serve. (*) Ancien rédacteur en chef d'El Moudjahid Directeur des Editions Casbah