Chose promise, chose due, Jane était bel et bien là, au rendez-vous qu'elle s'est fixé avec le public algérois. Elle chantera avec toute sa superbe fragilité de femme pour les sinistrés de Bab El Oued... Invitée par le Centre culturel français en collaboration avec l'OREF à se produire à la salle Ibn Zeydoun, elle fera vibrer cette dernière et notre âme, laissant son passage à tout jamais gravé dans nos mémoires. Accompagnée de la section classique et traditionnelle de Djam and Fam à savoir Djamel Benyelles au violon, Fréderic Maggi au piano, Amel Riahi au luth et Aziz Boulaaroug aux percussions (derbouka), elle revisitera, grâce à ses talentueux musiciens, les chefs-d'oeuvre de Serge Gainsbourg de par une instrumentation orientale fort originale. Elle insufflera à ses chansons une nouvelle dimension jusque-là insoupçonnée. Avec sa voix caressante, elle chantera tour à tour tout l'amour qu'elle porte encore et toujours à l'inoubliable Serge, mais aussi, toute la douleur et les peines qu'elle a dû endurer suite à sa disparition, les désillusions aussi d'un amour avorté... Bref, des histoires que Serge a su admirablement transcrire sous forme de chansons, au contenu si poignant auxquelles tout le monde a certainement pu s'identifier, tellement elles parlent «vrai». C'est ce qui fait leur popularité et, par ricochet, la grandeur de Serge, lui, qui, paradoxalement, se sous-estimait tout le temps, «se croyait mal-aimé, souffrant de sa laideur...» Et pourtant, peu d'artistes de sa trempe ont su lire dans le coeur des gens pour produire de très belles chansons d'amour... Celles-ci enveloppées d'un nouvel habillage musical ont carrément envoûté le public. Déjà les airs chaâbi et andalou qui accompagnaient les textes de Serge ne sont en rien étrangers à notre culture, d'où l'intérêt de ce beau mariage de couleurs. Une invitation au vertige. Que d'émotion se dégageait de ces instruments nous donnant par moments l'envie de pleurer. La musique arabe a, en effet, cette particularité d'être profondément triste et mélancolique, une fonction salvatrice qui par contraste, permet d'alléger nos âmes en peine. C'est dans le public que Jane fera son entrée, tout de gris vêtue et sobrement, à la vie comme à la scène, serions-nous tentés de dire. Accompagnée seulement du pianiste, elle interprétera As time goes by avant d'enchaîner une fois sur scène, Physique sans issue. Sa voix est troublée d'émotion surtout lorsqu'elle entonne «Ces petits riens», qui font la vie. Ma prochaine chanson s'appelle «C'est comme ça, un cadeau que m'a fait Zazi». Et de lâcher: «J'ai du mal à imaginer d'être là à Alger»... «La chanson de Prévert» est ce saisissant poème que Jane Birkin lira pendant que le groupe au complet s'installe sur scène. Djamel, en taquinant son violon fera chavirer le public par un air aux relents typiquement raï. Il exécutera un morceau qui incite plutôt à la mélancolie. La suite, c'est Elisa, une chanson qui, a priori «légère», est «réajustée» musicalement sur un ton grave, qui ne manquera pas de faire réagir vivement le public. Ce dernier exulte, frappe des mains pour battre la mesure et suivre le tempo. Les chansons de Serge Gainsbourg sont portées au firmament grâce au jeu mélodique de Djamel et des autres. Les morceaux retravaillés, façon orientale, n'ont jamais été aussi beaux, et ajoutent vraiment du piquant. L'amour, le remords, les déceptions et les regrets, tous ces sentiments humains sont exprimés dans Quand bien même et L'amour de moi. «Pour la prochaine chanson, j'ai besoin de vous», déclare Jane. Après l'amertume et la mélancolie que suggère la musique de l'orchestre, c'est place à la joie de vivre et à la bonne humeur avec Couleur café. Quelques personnes dans la salle «démarrent» au quart de tour en chantant le refrain. Un morceau qui apportera un peu de gaieté dans nos âmes pétries d'émotion. Et c'est un torrent de mélodies, enclenché par le pianiste, qui en surfant sur son piano en fera jaillir des notes bleues aux couleurs du jazz. Toujours délicate, Jane nous lit un poème qu'a écrit son neveu Anno, malheureusement décédé le jour où elle est arrivée à Annaba le 12 novembre dernier. Intitulé, justement, Maman nous avons construit trop près de la rivière, Jane le dédiera à tous les enfants de Bab El-Oued. Elle lira, par ailleurs, un extrait de ce poème en langue arabe, traduit par les soins de Rachid Taha. «J'imagine qu'Anno, Serge et tous les gens disparus vivent dans un très beau jardin» et d'annoncer sa prochaine chanson que Serge a écrite pour elle, le jour de leur séparation: Dépression au-dessus d'un jardin. Agenouillée, telle une madone qui se recueille devant la tombe de son fils ou de son bien-aimé, Jane lit ce poème avec des sanglots dans la voix. Une douleur expiée par des vers ciselés qui nous allaient droit au coeur. Elle se recueille en effet à la mémoire de son amour qui n'est plus. Un moment fort solennel qui ne manquera pas de susciter l'émoi notamment d'un jeune admirateur qui lui lancera: «Atik seha Jane!». Amour des feintes sera le morceau qui illustrera à merveille cette belle alliance entre un texte chanté en français sur des mélodies venant d'ailleurs. «C'est la dernière chanson que Serge m'a écrite. Je ne savais pas que cela allait le devenir», confie Jane sur un ton tragique. La musique, elle, n'a pas de frontières. Et c'est là où réside toute sa magie, notamment grâce à l'apport généreux de ce virtuose du violon d'origine oranaise. Ce dernier, de 1986 à 1993, a accompagné et collaboré avec les plus grands noms du raï tels que Cheb Mami, Khaled, Raïna Raï ou encore Cheb Kader mais aussi avec une pléiade d'artistes et de groupes européens en France et à l'étranger comme Florent Pagny, Jacques Higelin, Enrico Macias, Yannick Noah et bien d'autres encore... De ce groupe Djam and Fam, elle nous contera l'histoire de leur rencontre qui remonte à 3 ans. Je me suis dit: «avec ce groupe-là, je tiens un truc, un bon truc! Ce truc, je vous le donne et je suis fière qu'il soit ici ce soir...» Dans une atmosphère enchanteresse, le groupe nous baignera dans une sorte de bulle envahie de sentiments étranges, de la souffrance mêlée au plaisir velouté que procurent les sonorités de ces instruments... La revoilà, Jane, qui réapparaît sur scène, pour interpréter Les dessous chic, un morceau qu'elle dédiera aux filles de l'Algérie, à toutes les n'sa. Les clefs du Paradis est l'avant-dernier morceau délicieusement interprété et soutenu par cette orchestration orientale. Le temps a vite filé, sans qu'on s'en rende compte. «Je ne sais pas comment vous dire adieu, dit Jane, je vous remercie pour votre sincérité, votre tendresse, votre courage et votre fidélité à la mémoire de Serge, merci du fond du coeur». Le public se lève pour lui rendre un vibrant hommage en l'enveloppant dans un manteau d'applaudissements bien nourris. Il la bisse pour qu'elle revienne. Qu'à cela ne tienne, sous la demande de quelques jeunes parmi l'assistance, elle exécute sur-le-champ la Javanaise a capella, avant de prendre congé de nous, nous laissant comme un goût d'inachevé. Il est 21h. On repart le coeur serré avec la certitude de revenir le lendemain, samedi, pour un ultime tête-à -tête avec cette grande dame de la chanson française. Pour l'écouter chanter nos blessures et nos joies et dire : je reviendrai !