L'Europe entière est en train de lorgner la France avec intérêt et appréhension. Près de deux semaines d'émeutes, de destruction et de dévastation n'ont pas suffi à calmer les esprits, et rien ne semble très clair dans la politique française pour rétablir la sécurité intérieure. De la «racaille» à la «colère des jeunes» en passant par «la haine» et les «voyous», la sémantique officielle a évolué dans la forme. Mais le fond du problème reste inchangé. Même s'ils agissent en rangs serrés, ou pour le moins ils donnent l'impression de l'être, les trois hommes forts de la France, Chirac, de Villepin et Sarkozy ne partagent pas les mêmes points de vue. Loin s'en faut. Du fait même des enjeux politiques qui les départageront avec les présidentielles de 2007, mais qui les départagent d'ores et déjà. Les images de véhicules en flammes dans des banlieues françaises sont suivies de près dans le reste de l'Europe, notamment à Londres, Berlin, Amsterdam ou Bruxelles, qui comptent une importante population d´immigrés. Jusqu´ici, seuls quelques incidents isolés ont été signalés hors de France: cinq voitures incendiées dimanche à Berlin, et six à Brême, en Allemagne. En Grande-Bretagne et en Allemagne, les autorités tentent de se rassurer en estimant que la situation est différente de celle qui prévaut en France. «Tout le monde est préoccupé par ce qui se passe», a déclaré, hier, le Premier ministre britannique, Tony Blair. «J´ai fait part de mon soutien au gouvernement français et au peuple français. Il ne faut jamais faire preuve d´autosatisfaction face à ce genre de choses, mais je pense que notre situation est quelque peu différente.» Des participants aux émeutes en France ont affiché leur frustration face au racisme, au chômage, aux contrôles policiers répétés. Nombre d´entre eux sont originaires du Maghreb ou d´Afrique noire. Ils se sentent souvent marginalisés dans des cités construites dans les années 60 et 70, pour faire face à la hausse démographique de l´après-guerre et à l´afflux de Français rapatriés à la fin de la Guerre d´Algérie. Peu à peu, les habitants les moins défavorisés ont déserté ces structures vieillissantes où subsiste une population de plus en plus fragilisée. «Les conditions en France sont différentes de ce que nous avons ici», a observé Wolfgang Schäuble, qui devrait devenir ministre de l´Intérieur dans le nouveau gouvernement allemand. «Nous n´avons pas ces immenses blocs d´appartements que l´on aperçoit en bordure des villes françaises. Mais nous avons des zones où les étrangers sont de plus en plus coupés de la majorité. Nous devons améliorer l´intégration, en particulier des jeunes », a-t-il dit. Chaque année, le 1er Mai est l´occasion d´émeutes à Berlin. Et dans le quartier du Kreutzberg, où depuis la rénovation les squatters ont cédé la place à une population plus bourgeoise, il arrive que des voitures de luxe soient incendiées par des gauchistes. Mais aucune composante ethnique n´entre dans ces violences. «Il n´est pas question qu´une violence aussi vive qu´en France touche l´Allemagne ou la plupart des autres pays européens», assure Nadeem Elyas, président du Conseil central des musulmans en Allemagne. Quelque 3,2 millions de musulmans vivent en Allemagne, ce qui en fait la deuxième communauté musulmane en Europe après la France. «En Allemagne, la frontière ne passe pas entre immigrés et non-immigrés, mais plutôt entre socialement défavorisés et ceux qui ne le sont pas. Et en Allemagne, vous trouvez beaucoup d´immigrés dans chacun des deux groupes», ajoute-t-il. A Rome, le chef de l´opposition, Romano Prodi, a été accusé d´incitation à la violence pour avoir dit que les villes italiennes pourraient connaître sous peu des émeutes similaires à celles qui ont éclaté en France. L´ancien président de la Commission européenne a estimé que le gouvernement devrait prendre des mesures d´urgence pour améliorer la vie dans les quartiers les plus défavorisés afin d´éviter de possibles troubles. Aux Pays-Bas, où près de 20% de la population est d´origine étrangère, on suit aussi de près la situation en France. «Il ne faut vraiment pas craindre que les Pays-Bas ou l´Europe soient en flammes dans quelques semaines», a dit à Han Entzinger, spécialiste de l´immigration et de l´intégration à l´Université Erasme de Rotterdam. «Nos immigrés se sont installés dans des quartiers existants et des logements de bien meilleure qualité» (qu´en France), estime-t-il. Il n´exclut toutefois pas de possibles violences. «Je ne veux pas dire que cela n´arrivera jamais ici. Mais ce serait peut-être alors à une échelle bien moindre». En Belgique, la Ligue arabe européenne, accusée d´avoir encouragé des émeutes raciales à Anvers en 2002, juge en revanche qu´un terreau propice à des violences similaires à celles que connaît la France existe en Belgique. «Un incident pourrait mettre le feu», écrit Karim Hassoun, président de la LAE-Belgique, sur le site Internet du mouvement. «Les conséquences seront incommensurables.» L'échec de l'intégration des jeunes de banlieue issus de la deuxième ou de la troisième génération des émigrés peut aussi signifier l'échec des politiques européennes toutes entières à la première épreuve de terrain. D'où la même peur partagée avec intérêt et appréhension.