Alger février 1957. Alger est quadrillée par les paras du colonel Bigeard. Une répression brutale et aveugle s'abat sur les Algérois. Les 5 membres du CCE (Comité de Coordination et d'Exécution): Larbi Ben M'Hidi, Abane Ramdane, Benyoucef Benkhedda, Saâd Dahlab et Krim Belkacem s'abritent comme ils peuvent en attendant que l'orage passe. Par le plus grand des hasards, Ben M'hidi qui se cachait sous le nom d'Antoine Perez est arrêté tout près du sacré-Coeur. Les quatre membres survivants du CCE décident de quitter Alger. Mais pour aller où? Le maquis intérieur ou l'extérieur? Le consensus se fait sur l'extérieur. Ils se divisent en deux groupes. Krim Belkacem et Benyoucef Benkhedda se dirigent vers la Tunisie via les Wilayas 3 et 2 (Kabylie et Constantinois). Abane et Dahlab mettent le cap sur le Maroc en passant par les wilayas 4 et 5 (algérois et oranie). On aurait aimé les voir dans la pluie et le vent, dans la nuit et l'angoisse, se jouer de l'armée coloniale dont l'étau terrible n'a pu avoir raison d'eux. Des ombres dans la nuit. Quelle image revigorante! Rien que ce départ historique, cette marche terrible aurait mérité d'être racontée comme une épopée dans une dizaine de films. Hollywood aurait fait son miel. Mais nos héros ne sont pas américains. Que des Algériens, héroïques, certes, mais rien que des Algériens dans une Révolution qui coupait toute tête qui ressortait. A moins que ce ne soit celle de Ben Bella appuyé par l'Egypte et 'Urss. Ne jetons pas la pierre à nos cinéastes, mais plutôt à la politique culturelle du pays. Le cinéma fait partie d'un projet sociétaL. Quand il n' y a pas de projet, il n'y a pas de cinéma, on est bien d'accord? Bien. Poursuivons. Abane à la rencontre du diable en personne ions. Il faut dire que tout au long de sa traversée de la Wilaya 5, Abane n'a entendu que plaintes et colère contre Boussouf et son système. Il sait qu'il va rencontrer le diable en personne, l'homme qui a mis au point un système policier qui fichait, surveillait et contrôlait tout son personnel, et plus largement, tous ceux qu'il suspectait. Et comme il suspectait tout le monde peu échappait à ses grandes oreilles. Abane est d'une pièce. Boussouf est plus dissimulé. Tout dépend du rapport de force. Il écrase s'il est en position de le faire, sinon il s'écrase en attendant son heure. Et il sait que son heure viendra, car il a la patience des introvertis. Lisons Khalfa Mammeri: «Il (Abane, NDLR) n'est pas homme à dissimuler ses sentiments ou à aller par quatre chemins. Dès qu'il voit le «patron» de l'Oranie et de la zone du Maroc, il lui détaille le spectacle peu réjouissant qu'il a observé en traversant la wilaya. Il s'en prend d'abord au cas Boumediene. Abane ne comprend pas que celui-ci soit déjà parvenu au grade de commandant alors qu'un cadre de la Wilaya IV, qui a les mêmes états de service n'est que capitaine.» Il exige alors ni plus ni moins que sa dégradation. Il sait que Boumediene est un protégé de Boussouf qui l'a choisi justement à cause de sa proximité avec lui et aussi sans doute à cause de son caractère malléable et effacé. En fait, Boumediene prouvera par la suite qu'il est un excellent comédien comme tous les vrais politiques. Il met la peau de l'agneau pour amadouer Boussouf qui, selon un homme de l'ombre, Mohamed Lemkami, l'avait giflé un jour. Commentaire de Khalfa: «Abane ne devait sûrement pas ignorer que le commandement de la wilaya oranaise avait été donné de préférence à Boumediene et non à Lotfi: celui-ci, d'après ce que l'on sait, ne manquait ni de courage ni d'expérience ni même de culture.» L'auteur relève que Lotfi était bilingue contrairement à Boumediene qui apprendra par la suite à manier correctement le français. Il ajoutera que la promotion fulgurante de Boumediene doit beaucoup à Ben Bella, son recruteur, qui l'avait connu au Caire où le futur président algérien était étudiant à Al Azhar. On reste confondu d'admiration devant la témérité d'Abane. Dans l'antre du loup, il le malmène et lui demande des comptes! Abane a une haute idée de lui-même et de la Révolution algérienne. Haute idée qui repose non sur le clientélisme et le népotisme, mais sur la culture du mérite, celle qui ouvre les portes à toutes les promotions et tous les postes. Peut-on dire qu'il manque de lucidité en ne voyant pas que tout était gangrené de partout et qu'il sortait par les trous du nez des cinq colonels (Boussouf, Krim, Ouamrane, BenTobbal, Cherif) à cause des décisions du congrès de la Soummam, dont il était le maitre d'oeuvre, qui donnent la primauté du civil sur le militaire? Passons. Un autre problème fait trembler de rage le bouillonnant Abane. Il apprend que la Wilaya V dispose d'un milliard de francs alors que les Wilayas III et IV n'ont pas le sou. Ferhat Abbas lui-même témoigne que quand il a fait le reproche à Boussouf celui-ci s'est rebiffé. «Il ne comprend pas que cet argent est à l'Algérie et non à sa seule wilaya.» «L'ennemi de mon ennemi est mon ami» Mais selon Khalfa, la cristallisation de la crise entre les deux hommes c'est lorsque Abane apprend que Boussouf garde un contact permanent avec son ennemi intime Ben Bella. Khalfa, toujours: «Il ne peut s'empêcher de méditer l'adage suivant: ‘'L'ami de mon ennemi est mon ennemi et l'ennemi de mon ennemi est mon ami''. Jamais Abane n'a supporté la prétention de l'ancien chef OS à apparaitre ou à vouloir devenir le leader de la Révolution. Les deux hommes sont fondamentalement opposés. Rien, ni dans leur formation ni dans leur caractère, ne peut les rapprocher. Abane aura des mots très durs sur Ben Bella, n'hésitant pas à le qualifier de traitre.» Tout pour se faire des ennemis partout. Khalfa Mameri explique très bien que deux fortes personnalités portées à l'absolutisme et à la domination comme celles de Bousssouf et Abane ne pouvaient s'entendre. Seulement, l'un se contenait devant l'autre qui se déversait en remarques et en critiques souvent blessantes. «Bien que dépourvu de méchanceté, il n'empêche que ses mots font mal et portent des blessures d'autant plus incicatrisables qu'elles touchent à l'amour-propre de ceux qu'il prend pour cibles. Ainsi, et toujours à l'égard de Boussouf, il n'hésite pas à le qualifier de ‘'voyou'', nous affirmera un témoin bien placé. Et cela et comme toujours sans prendre aucun gant: publiquement et face à l'intéressé lui-même.» Et toujours devant témoin. Bigre, on n'aurait pas aimé être à la place de ceux qui étaient sous les feux de la mitraillette verbale d'Abane. Un coeur en or, mais une langue crue, dure et drue qui laisse des traces.Même Messali a eu droit à ses critiques. En vérité Abane Ramdane plaçait la vérité, la sienne, et souvent il avait raison, au-dessus de tout. Au-dessus même de l'amitié et de son propre intérêt. Pour lui, la vérité est révolutionnaire et le mensonge et la duplicité sont réactionnaires. C'était un pur qui donnait l'impression d'avoir une peau de crocodile et les dents d'un requin. Rien de tel, c'était un homme, rien qu'un homme que la médiocrité indisposait.