En publiant ses Mémoires, le général Aussaresses s'attendait-il à susciter tant de remous en France comme en Algérie? Assurément, si l'on s'en tient à l'exacerbation des contradictions entre la droite et la gauche du côté de l'Hexagone, et d'une levée de boucliers, sans précédent, en Algérie où d'intéressantes réactions ont quelque peu bouleversé l'échiquier politique. L'indifférence pour ne pas dire le silence complice qui a toujours entouré la pratique de la torture en Algérie n'est plus de rigueur désormais. Grâce à une femme, convient-il de souligner, Mme Louisette Ighil-Ahriz pour ne pas la citer qui, en déposant une plainte contre X, a réussi l'exploit de sensibiliser l'opinion publique française autour de la question. Depuis, il n'y a pas un moment qui ne porte à la connaissance du commun des mortels son lot de révélations. Celles du général Aussaresses ne sont pas des moindres, même si elles relèvent plus d'un règlement de comptes entre la droite et la gauche, dans une partie très serrée où les protégés de Lionel Jospin ont plutôt le profil bas, à l'origine qu'ils ont été du vote des pouvoirs spéciaux et d'un arsenal de textes juridiques ayant légalisé la pratique de la bête immonde. Dans un dossier publié en juillet-août 2001 par Le Monde diplomatique, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire n'ont pas manqué de souligner, à ce propos, que le débat sur la torture a laissé un instant entrevoir la possibilité d'une discussion plus large sur la question coloniale, d'une interrogation sur les conséquences structurelles - et donc actuelles - du refus, sans doute conscient, de l'introspection historique coloniale. Pourtant, le débat risque de s'engager sur une fausse piste, avertit la même source. Si elle est louable, la volonté d'en découdre avec les ombres du passé risque, à la faveur de la culture de l'oubli, de faire oublier l'essentiel, de solder une fois de plus ce qui aurait pu être un débat plus large. Un débat à même de poser comme principe que la torture n'est pas une «dérive», un aléa d'une guerre, mais l'aboutissement d'une forme généalogiquement déterminée, la forme de domination imposée par la France à l'Algérie. Le mal est tellement profond qu'un démocrate comme Alexis Tocqueville, qui fait l'objet dans l'université française d'une canonisation académique, justifia la colonisation de l'Algérie et le massacre de ses populations. L'auteur de La Démocratie en Amérique avait approuvé sans réserve, et défendu publiquement les méthodes du général Bugeaud. De la même manière, écrit Olivier Le Cour Grandmaison, qu'il avait chaleureusement encouragé la mise en place de tribunaux d'exception qui, au moyen d'une procédure qu'il qualifiait lui-même de «sommaire», procédaient à des expropriations massives au profit des Français et des Européens. Pourtant, soutiennent Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, l'Histoire de l'Algérie est une longue litanie de faits - tous aussi «choquants» que la torture pendant la guerre - qui démontre que l'on est face à un système: «Certaines configurations historiques sont, encore, inassimilables, inaudibles, car elles nous renvoient à nous-mêmes, aux valeurs qui soudent le pacte républicain.» A l'appui de ses affirmations, cette même source rappelle quelques exemples historiques qui mettent en perspective les limites du débat actuel: «La torture en Algérie est un fait historique, effrayant, de la Guerre d'Algérie. Pourtant des enfumades par Pélissier des grottes du Dahra en 1844 aux émeutes de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945, les exemples abondent, tous aussi effarants, de la cruauté inouïe de la répression en Algérie.» Bien qu'il ne regrette rien, reconnaissant et justifiant par la même occasion les crimes abominables commis en Algérie, le général Aussaresses a, cependant un mérite - si mérite il y a -, celui d'avoir ravivé le débat sur le passé colonial de la France. Quoi que l'on dise, ce devoir de mémoire prend, en France, de l'avis même de Ignacio Ramonet, des accents de confrontation dramatique en raison, d'abord, de la violence extrême de la lutte de Libération nationale: «Ensuite, parce que, parvenue au crépuscule de sa vie, la génération des soldats engagés dans les combats - ceux qui eurent vingt ans dans les Aurès - veut connaître toute la vérité sur ce qui constitua souvent l'expérience la plus forte de son existence.» Force est de croire, cependant, que c'est loin d'être là le souci du général Aussaresses et des commanditaires de ses confessions. De nombreuses bombes à retardement sont portées par son livre qui, par moment, jettent le doute sur le passé de nom-breux militants de la cause nationale. A l'image du bachagha Boutaleb dont le fils, Mohamed, l'actuel président de la Fondation Emir Abdelkader, a porté à la connaissance de la rédaction du journal une copie de la mise au point qu'il a adressée au directeur des éditions Perrin, à l'origine de la publication de l'ouvrage incriminé.