Par Lamine BENALLOU* A ce troisième texte clôt pour l'auteur ce qu'il considère comme une sorte de trilogie, la trilogie de la dépossession: Dans La religion de ma mère, les jeunes de l'Algérie dépossédés de leur passé; dans Allah au pays des enfants perdus, il parle de ceux dépossédés de leur avenir; et dans le dernier-né, Déflagration des sens, il évoque ceux dépossédé de leur présent... Que dire de ce magnifique roman où l'on sent un écrivain mature et l'imminence d'une grande oeuvre? Un livre qui vous bouscule, qui vous frappe au visage, qui ne vous lâche pas, qui ne laisse pas indifférent, ni tranquille... bref, qui dérange... Plus qu'une déflagration des sens, c'est aussi une déflagration de mots, avec ce qui est devenu la marque de Karim Akouche, un style percutant, une écriture à la mitraillette. Le narrateur vous prend par la main (j'allais dire par la gorge). Et on ne peut alors que le suivre dans ce qui semble être, au début, un délire, et qui est en fait une construction bien structurée d'un esprit sain qui vit dans une société malade, malade du corps, malade de son rapport avec la religion, avec le politique... On y trouve de la subversion, de la provocation, des mots crus, des mots qui ne laissent pas indifférent, du sexe, des injures, de l'insolence, mais jamais de vulgarité... J'y ai trouvé aussi, et surtout, beaucoup d'émotions, de la poésie, une grande tendresse... L'histoire est en soi simple, mais assez originale. Le personnage, un «anti-héros» dénommé Kamal Storah, alias Kâmal Sûtra dans le roman, obtient, après une période de vaches maigres et de chômage, une aide de l'Etat pour acheter un minibus. Après plusieurs tentatives de mobiliser des clients, c'est la faillite: plus de clients à transporter. Kâmal décide alors de transformer son minibus en bordel ambulant. Découvert et dénoncé par les islamistes, traqué par le pouvoir et la police, il décide de fuir vers le Sahara... Ce qui est le (pré)texte pour le narrateur, dans une espèce de récit/confession/interview, avec un ami (son double?) de raconter son histoire et son périple. Karim Akouche nous tient en haleine avec les péripéties de Kâmal Sûtra qui voyage dans les arcanes et les expériences de sa vie qu'il nous relate dans un style vif, brillant et alerte, une trame bien maîtrisée et des moments «délirants» qu'il m'est impossible de ne pas partager. La première phrase du roman déjà, dénote, si besoin est, de cette transgression langagière et de la morale bien-pensante: «On ne peut pas réfléchir les couilles pleines.» De nombreuses analyses et critiques contre la religion, l'Etat, la politique et les hommes politiques apparaissent dans tout le roman: «Il n'y a que ça en Algérie: bouffer, jouer au foot, prier et chier.» (p.57.) «Je ne comprends pas pourquoi ils chérissent la mort au lieu de célébrer la vie... Religion de paix et d'amour, qu'ils disent. Toz, mon cul, mon sale cul. Religion de pulsions de morts, religion qui rabaisse la femme, religion qui incite au martyre, religion des assassins de la liberté. Tu verras: je révolutionnerai les mentalités, j'inventerai une religion de joie et de désir, une religion de foutre et de vagin.» (p.64.) «On nous a appris à nous moquer des autres religions, à rabaisser la femme, à mépriser les homosexuels, les chrétiens, les juifs, les bouddhistes, les athées, les mécréants...» (p.84.) «Critiquer l'islam, c'est un droit. Combattre l'islamisme et le djihadisme, un devoir.» (p.85.) Sur l'Algérie: «L'Algérie est un non-Etat, une ratatouille explosive, un capitalisme sale et un communisme bête cuits dans les lois d'Allah, une jungle gouvernée par des cons et des corsaires.» (p.90.) De l'émotion: «Quoi? Mes yeux sont humides? Oui, et après? Je suis un homme et je ne me cache pas pour chialer.» (p.92.) Que dire de plus de ce roman sublime et envoûtant? Dans son délire/confession, il nous livre sa relation avec son père qui avait abandonné sa famille pour une Arménienne et une vie à Paris... Ses rapports souvent conflictuels avec la France lors de ses années d'étudiants et d'immigré illégal: la repentance, le ressentiment, la vengeance... Des rencontres: une vieille dame un peu folle, mystique, «amie» de Slimane Azem qui sera pour le narrateur une aide providentielle... *Ecrivain et professeur de littérature espagnole à Alicante. Déflagration des sens, roman de Karim Akouche, éd. Ecriture, Paris, 18 euros; éd. Frantz Fanon, 2021, 212 p., 700 DA.