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«Les forces conservatrices ont piégé le débat public»
Paul Max Morin, doctorant en sciences politiques, à L'Expression
Publié dans L'Expression le 22 - 02 - 2021

Entretien réalisé par Tassadit Yacine et Kamel Lakhdar Chaouche
Paul Max Morin est doctorant en sciences politiques à Cevipof-Sciences Po.
Dans cet entretien, Paul Morin assure : « En France ce sont les forces conservatrices qui refusent la reconnaissance des responsabilités et des réparations. Elles ont piégé le débat public en se focalisant sur les excuses et la repentance.»
L'Expression: Dans cette tribune, le quotidien algérien L'Expression offre la possibilité aux intellectuels, chercheurs, artistes de revenir sur le rapport Stora sans pour autant se livrer à une exégèse sans contextualisation ni prise de distance. M. Morin, vous avez travaillé sur les Mémoires de la guerre d'Algérie chez les jeunes et vous avez une bonne connaissance des dossiers d'archives de la guerre d'Algérie, nous souhaiterions faire connaître votre opinion sur ce sujet.
Paul Max Morin: En France, on a longtemps dit qu'on ne parlait pas de la guerre d'Algérie. Il s'avère surtout qu'on en parlait, mais pour dire qu'on n'en parlait pas. Les mémoires de la guerre d'Algérie ont longtemps été manipulées politiquement pour en faire un objet sensible et oublié. Ces dernières années, on parle de mieux en mieux de la guerre d'Algérie, un peu moins de la colonisation, même si on progresse. Cette progression fonctionne par paliers au gré des avancées historiographiques et à l'occasion de débats publics (comme le procès de Maurice Papon en 1998, les débats sur la torture en 2000 etc). Le rapport de Benjamin Stora crée une nouvelle occasion publique. Il a le mérite d'ouvrir le débat sur le travail à accomplir, sur ce que serait une juste mémoire. Si des conservatismes existent, ces débats font tout de même progresser la société dans son ensemble.
Ce rapport était attendu. Le suivi médiatique est exceptionnel. Tous les journaux, toutes les chaînes de télé lui ont consacré des numéros ou des émissions. Cela témoigne du fort intérêt de la société française pour cette question mémorielle. Cet intérêt tient au fait que beaucoup de personnes sont concernées. 39% des jeunes, aujourd'hui, ont un membre de leur famille ayant un lien avec l'Algérie. Il tient aussi au fait que la société française est à un tournant sur ces questions. Sans que l'on soit capable d'identifier le problème, il y a une attente collective de solutions. Ce rapport s'inscrit dans ce contexte et en cela il peut décevoir car il ne peut satisfaire toutes ces attentes. Il se limite aux questions mémorielles et n'a pas vocation à soigner la société française de son passé. Il faut ensuite garder en tête deux éléments importants. Il s'agit premièrement d'un rapport franco-français qui vise à faire un constat et des préconisations pour la société française. Si bien évidemment le dialogue avec l'Algérie et les Algériens est central dans le processus, il y a aussi tout un travail que la France et les Français doivent faire sur eux-mêmes.
Enfin, il s'agit d'un rapport remis au politique. Tout ne sera pas retenu. Tout sera filtré. Car en France, les discussions sur la colonisation et la guerre en Algérie sont une source de clivage politique. Derrière
«l'Algérie», les politiques parlent d'identité nationale, d'immigration ou de cohésion sociale. Le rapport a d'ailleurs été commandé juste après les manifestations contre le racisme du printemps dernier.
En France, on a tendance à croire qu'en réglant le problème des mémoires de la guerre d'Algérie, on solutionnera tout le reste. Or, la mémoire ne réglera pas tout. Benjamin Stora rend un rapport sur les mémoires de la guerre d'Algérie, pas sur les fractures de la société française, le racisme dans la police ou les discriminations à l'emploi. Il revient au politique de prendre aussi ses responsabilités sur ces sujets et de ne pas confondre travail sur le passé et transformation du présent.
Les préconisations du rapport Stora sont-elles utiles? Sont-elles envisageables pour une réconciliation des mémoires entre la France et l'Algérie ou faudrait-il laisser les choses telles quelles, se faire dans le temps?
Oui, elles sont utiles. Elles sont de trois ordres. Un premier bloc concerne les gestes symboliques comme le fait d'honorer l'Emir Abdelkader au château d'Amboise, de panthéoniser Gisèle Halimi, de choisir les dates de commémoration etc. Il faut voir cela comme une boîte à outils pour le politique qui peut y piocher des idées de symboles. Car la politique fonctionne avec ces symboles.
Le deuxième bloc concerne les dossiers sur lesquels il faut avancer et trouver des solutions (les archives, les disparus, les cimetières etc). Là ce sont des outils pour accompagner le passage vers l'histoire. Ils vont permettre aux historiens et aux historiennes de mieux travailler et de nous faire encore plus progresser. Ici, la collaboration franco-algérienne est centrale. Le troisième bloc se tourne plus vers l'avenir pour fournir des outils à la société afin qu'elle travaille toute seule: un office franco-algérien pour la jeunesse, des fonds pour traduire des ouvrages dans les différentes langues, une maison d'édition commune, une chaîne de télé etc. Ces outils m'intéressent plus particulièrement car j'étudie les jeunes d'aujourd'hui. Ils pourront s'en saisir pour découvrir leur propre histoire.
Enfin, on a beaucoup reproché à Benjamin Stora la question des excuses. C'est un faux procès car cela ne fait aucunement partie des recommandations. En France, ce sont les forces conservatrices qui refusent la reconnaissance des responsabilités et des réparations. Elles ont piégé le débat public en se focalisant sur les excuses et la repentance.
Le politique doit maintenant choisir s'il veut aller vers une reconnaissance pas seulement des faits, mais des responsabilités. Car c'est bien la République qui a fait la colonisation, instauré l'Indigénat et le système répressif. Le reconnaître permettrait à la société de comprendre comment elle s'est construite en faisant la colonisation. Cette compréhension systémique permet aussi de saisir les traces avec lesquelles nous vivons encore. La colonisation a produit des institutions et des représentations rarement interrogées. Le processus de reconnaissance et de réparations offre l'occasion de commencer ce travail.
Le rapport de l'historien Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie suscite des réactions parfois très enflammées tant en France qu'en Algérie. Certains lui font grief d'avoir ignoré tout à la fois la torture pratiquée à grande échelle durant la guerre d'Algérie, l'insurrection des Cheikhs El-Mokrani et Aheddad en 1871 et ses conséquences désastreuses, notamment la déportation de milliers d'insurgés en Nouvelle-Calédonie, la grande révolte de Fadma N'Soumer, les enfumades, l'école quasiment interdite aux indigènes musulmans sous la IIIe République...Doit-on attendre de ce rapport d'être exhaustif et de traiter de toutes les questions litigieuses? Qu'en pensez-vous?
Le rapport est forcément incomplet car on ne peut pas être exhaustif sur le sujet. Les expériences de guerre et les mémoires sont très diversifiées. De la conquête à la gestion des harkis en passant par le Code de l'Indigénat, l'enjeu n'est pas de faire la liste de tous les griefs. On en oublierait forcément. Il revient aux historiens et aux historiennes de faire la lumière sur les faits puis aux artistes ou aux sociétés civiles de s'en saisir pour les vulgariser. L'enjeu est donc de les laisser travailler et de leur donner des outils pour le faire. Ainsi, les deux sociétés progresseraient inévitablement vers une meilleure connaissance et compréhension des faits et donc d'elles-mêmes. En ce qui concerne les mémoires, je ne suis pas partisan de ce terme de réconciliation. Les contemporains ne se sont jamais fait la guerre, ils n'ont pas à se réconcilier. Au pire, ils se méconnaissent. Les mémoires ne sont pas non plus en guerre. On a longtemps dit qu'elles étaient antagonistes alors qu'en fait elles sont complémentaires. Pour comprendre cette histoire, les points de vue de l'ensemble des acteurs sont importants. Il n'est pas essentiel d'être d'accord sur tout, mais simplement sur l'essentiel c'est-à-dire le respect de l'Autre et de son histoire, l'écoute et l'empathie. L'important c'est de créer des outils permettant à la société de travailler elle-même, permettant aux mémoires, trop longtemps cloisonnées, de se rencontrer, de dialoguer dans un cadre démocratique et apaisé.
Comment concevez-vous les relations franco-algériennes? Quelles sont d'après-vous les perspectives des approches relationnelles pour les Algériens, les Français et les descendants de l'immigration algérienne?
Il faut faire la différence entre la relation d'Etat à Etat que je ne commenterai pas et la relation de société à société. Je crois sentir en France comme en Algérie à la fois une curiosité et un besoin de mieux connaître l'autre pays, de pouvoir assumer une proximité, d'inventer une relation d'égalité débarrassée de l'arrogance et de la rancoeur coloniale. Beaucoup de familles françaises ont un lien avec l'Algérie avec des envies de découvrir cette culture et ce pays. Beaucoup de familles algériennes ont un lien avec la France avec ces mêmes envies. La France a une part algérienne qu'elle a longtemps occultée. Avec toute cette histoire commune, pourquoi n'apprend-on pas l'arabe à l'école? Avons-nous des liens plus forts avec les Allemands? Non, pourtant l'allemand est enseigné dans tous les collèges et lycées de France. Politiquement, il faudrait accompagner ce mouvement, faciliter les échanges de jeunes, l'apprentissage des langues, les échanges scientifiques et culturels, d'où l'importance de cet office franco-algérien pour la jeunesse.
Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée? Sinon, quelles peuvent-être les causes qui bloquent cette histoire de réconciliation?
Je ne pense pas que les mémoires des deux rives soient en conflit, elles ont simplement besoin de dialoguer plus que de se réconcilier. Les blocages politiques n'ont rien à voir avec la mémoire. Les politiques l'instrumentalisent pour flatter le sentiment national. En France, le discours sur le refus de la repentance est un discours nationaliste pour empêcher le travail critique sur le passé, mais aussi sur le racisme dans la société française. Le racisme continue de faire des victimes en France.
Les discriminations entravent les destins, briment des potentiels. Ces maux sont en partie le produit de la colonisation. Si la société française veut sérieusement se confronter au racisme, elle doit comprendre les mécanismes qui l'ont produit. C'est ce travail qui est empêché par les réactionnaires. Malgré cela, l'égalité progresse.
Les descendants d'immigrés font des études, accèdent à des postes de responsabilité. Ce faisant, ils questionnent les représentations et cela provoque chez celles et ceux refusant l'égalité et l'abandon de leurs privilèges des réactions. Ils inventent des techniques pour délégitimer le travail critique sur le passé et la lutte antiraciste.
En Algérie, le pouvoir a aussi depuis longtemps monopolisé l'écriture de l'histoire pour en donner une version simpliste, homogène et parfois fausse. Le régime a construit une mythologie sur laquelle il a fondé sa légitimité. Je crois que l'aspiration démocratique passera aussi par la réécriture d'une histoire conforme à la complexité des identités et des expériences. C'est pour cela qu'on voit ressortir les portraits d'Abane Ramdane dans le Hirak. Les manifestants disent au régime:
«Nous savons que vous mentez, le régime que nous voulons est un régime de vérité.» L'enjeu est aussi de comprendre en quoi l'Algérie est plurielle. Elle n'est pas le bloc homogène qu'on a longtemps laissé croire, mais les influences kabyles, juives, françaises, espagnoles etc. sont à redécouvrir. Pour la France comme pour l'Algérie, ce chemin de redécouverte de soi et de l'Autre peut être une entreprise collective enthousiasmante.
Votre thèse Les guerres d'Algérie: enjeux de mémoire dans la socialisation politique des jeunes se propose, comme vous dites, «d'apporter une contribution à la compréhension du rapport des jeunes Français à la guerre d'Algérie et ses mémoires». pourriez-vous nous éclairer sur ce sujet?
Je travaille sur les jeunes Français d'aujourd'hui. À la fois ceux qui n'ont aucun lien avec l'Algérie et avec ceux qui ont un lien familial (qui ont des grands-parents immigrés, anciens soldats, harkis, juifs, pieds-noirs, militants du FLN ou de l'OAS). J'essaie de savoir ce que les jeunes connaissent du passé, d'où ils tiennent ces représentations et surtout qu'est-ce qu'ils en font. Est-ce que cela compte dans leur manière de se définir par exemple ou de faire de la politique?
En France, la guerre d'Indépendance algérienne se situe au passage des mémoires à l'histoire. Cela veut dire que l'on quitte progressivement le monde des mémoires manipulées et stéréotypées défendues par tel ou tel groupe, pour un rapport plus distant à l'évènement, une simple connaissance et compréhension des faits.
Je dis souvent «vous savez les jeunes ils ont TikTok et Insta, la guerre d'Algérie c'est loin». La plupart des jeunes méconnaissent cette histoire et elle n'est pas au centre de leurs préoccupations.
Mais ce rapport plus distant permet aussi aux jeunes qui s'y intéressent d'interroger les mémoires intimes. Les barrières qu'étaient les mémoires à vif, les problèmes familiaux tombent. La société française offre davantage d'outils pour accéder aux connaissances. Les personnes peuvent partir à la découverte de leurs histoires familiales par curiosité et sans animosité, simplement pour comprendre leur présence au monde et la société française dans laquelle ils vivent.


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