Les jeunes gens optant pour la débrouillardise sont légion. Ils s´appellent Messaoud, Keddour ou Slimane, ils ont entre vingt et trente ans et tous les matins que Dieu fait, on les voit adossés au mur de l´agence Actel, faisant face à la poste au centre-ville de Tizi Ouzou. Ils viennent de partout et principalement de Sidi Aïssa, de Bordj Bou-Arréridj ou encore de M´sila, espérant trouver un travail de quelques jours ou de quelques heures. Les jeunes gens optant pour la débrouillardise sont légion. Signe des temps durs, le chômage contraint ces jeunes gens à quitter leurs familles et aller au loin dans l´espoir de trouver un travail. Mais hélas, la Kabylie n´est pas ce pays de Cocagne que les uns et les autres s´imaginent et la région a ses propres problèmes! Pour essayer de connaître un peu ce monde, on va essayer de plonger dans cet univers fait d´espérances déçues et de rêves inachevés. Keddour et Slimane: le rêve inachevé Approchés, les deux jeunes gens se font réticents. Celui qui s´est présenté comme Slimane venant de Boussaâda, un jeune d´environ trente ans, le teint basané par le soleil et le visage souriant quoique légèrement timide, s´avance et dit: "Vous avez un camion à décharger? Vous savez à nous deux on peut le faire et ce sera tant!" On le détrompe et on se présente. Slimane est ennuyé, et il le fait sentir: "Un journaliste et pour quoi faire? Laissez-nous en paix et allez faire votre travail!" On insiste et alors son camarade Keddour, un jeune trapu, lui aussi de Boussaâda, dira-t-il, intervient: "Que voulez-vous savoir, on cherche du travail! Si vous connaissez quelqu´un qui veut des ouvriers nous sommes là, sinon passez votre chemin!" On les invite à prendre un café. Ils hésitent un peu et finissent par accepter. «Alors ce sera un café crème avec croissant!», dirent-ils presque tous deux à la fois. Au café, les langues se délient. Slimane commence à raconter son histoire. "Je suis d´un village près de Boussaâda, j´ai fréquenté un peu l´école du village mais vous savez, la vie est dure et mon père est vieux, fatigué et usé. Alors j´ai été obligé de chercher du travail, mais à Boussaâda ce n´est pas évident ! Alors on a entendu parler de Tizi Ouzou, des gens venus auparavant nous ont affirmé qu´ici, on pouvait se faire un peu d´argent. Mon rêve est de mettre un peu d´argent de côté et essayer de monter au bled une petite affaire. Oh, rien de bien grand, je me contenterai bien d´une table pour revendre des cigarettes à M´sila par exemple. Mais voilà, même ici les choses sont assez dures!". Keddour, pour sa part, dira: "Vous savez, mes anciens camarades du douar sont à Draâ Ben Khedda et à Tizi Ouzou, ils se sont improvisés cordonniers. Ils gagnent assez bien leur vie mais nous, nous sommes un peu coincés ! On envisage sérieusement de faire autre chose!". Keddour et Slimane prennent congé: "On va essayer de nous dégoter quelque chose à faire! II va falloir manger à midi!" De là, nous allons rendre visite à un jeune "ressemeleur" qui se prétend cordonnier. Saad, c´est ainsi qu´il dit s´appeler, s´est installé devant la station de taxis et attend le client, celui-ci demande qu´on lui ressemelle ses chaussures, celui-là se fait clouer un talon, etc. Saâd affirme gagner sa vie de façon raisonnable, il est venu d´un bourg près de M´sila et fait le cordonnier depuis trois ans à Tizi Ouzou. Saâd a acheté quelques outils de cordonnerie et a commencé par raccommoder et par ressemeler des chaussures, depuis, il s´est mis à "apprendre sur le tas". Aujourd´hui, il affirme gagner petitement sa vie mais se considère comme finalement comme l´un des mieux lotis ! Saâd, qui travaille tout en bavardant, affirme que lui et deux autres amis sont en train de faire quelques économies et ils espèrent d´ici quelque temps pouvoir repartir au douar et là-bas essayer d´acheter une motopompe afin de se mettre au seul vrai métier qu´ils connaissent: l´agriculture! "Vous savez, là-bas, la terre est généreuse pour peu qu´il y ait de l´eau. Saâd se montre assez disert et on lui demande de nous raconter sa vie à Tizi Ouzou. "Ce n´est pas le luxe!" commence-t-il par dire, "mais on en vit! On est deux camarades à avoir trouvé une chambrette chez un particulier, cela nous a évité les hammams et on a nos affaires en sécurité. On dépense peu car on vit frugalement, chaque sou est mis de côté. Un peu pour la famille au douar et un peu pour la fameuse motopompe!". Saâd avise un autre jeune installé à même le trottoir devant un étalage de colifichets et autres drogueries, il le hèle en arabe: "Comment va ce matin Jaffar? Tu as trouvé ton taxi hier?". Jaffar, le jeune Noir, sourit et lui répond: "Oui merci, cela va bien!", et en arabe assez guttural peut-être mais compréhensible. Slimane explique: "Lui aussi vient de loin, ils sont quatre à s´être installés du côté de Boghni dans un hôtel privé je crois, ou quelque chose de ce genre. Vous savez, nous les damnés, on est tous frères." Keddour, Slimane, Saâd et les autres ne sont que des jeunes parmi tant d´autres et ils sont nombreux ! Rien qu´à Tizi Ouzou-ville, ils sont des dizaines ceux du cru ou ceux venus des environs comme ceux qui arrivent de fort loin. Ensemble, et chacun séparément, ils ont goûté à la difficulté de la vie! Celui-ci est manoeuvre, manutentionnaire, celui-là s´est dégoté un semblant de métier et un autre s´est fait vendeur d´articles et autres colifichets. Les jeunes se ressemblent et ce n´est surtout pas Mohand qui dira le contraire. Lui est vendeur de cigarettes et de tabac à chiquer. Sur sa table qu´il a fabriquée lui-même, précise-t-il, on trouve tout un bric à brac d´articles, des cigarettes au détail et au paquet, du tabac à chiquer et du papier à cigarettes, des bonbons, de la gomme à mâcher et aussi des paquets de papiers mouchoirs. Cela va faire quatre ans qu´il a quitté l´école et s´est installé dans cette rue de Tizi Ouzou "afin de gagner ma vie et aider ma mère", dit-il dans un souffle! Pis, comme s´il revoyait un passé heureux, il ajoute: "Hélas, le vieux est tombé malade et depuis, il ne travaille plus! Avant il était fort et subvenait aux besoins de la famille, il n´aurait jamais permis que je quitte l´école. Mais en fait pour moi je pense que l´école c´est foutu je n´arrivais pas à suivre et tant pis!". On lui demande si la police ne les pourchasse pas, il rit un bon coup montrant ses dents blanches et bien alignées: "Vous savez, je crois qu´ils sont bien obligés de nous supporter et puis, que ferions-nous: aller voler? Pour quel journal travaillez-vous? ". On lui explique: "Je connais il m´arrive de le lire mais pas celui du jour, je lis de temps à autre en attendant le client", et tout en parlant, il farfouille dans un carton et retire une petite pile de papier journal: "Voilà ici il y a toute la presse en arabe et en français! Le vôtre ? En voici des pages qui datent de 2003! Ce n´est pas si vieux que cela!" Mohand, qui semble se plaire dans cet état, avoue faire de bons bénéfices, «surtout avec le tabac!». Tenez, cette semaine, je peux vous dire que j´ai bien travaillé, peut-être mieux que le cordonnier et l´autre là-bas!", dit il en désignant Jaffar! Mohand affirme que finalement il n´est guère à plaindre car "je travaille et je gagne ma vie mais il y a tellement de jeunes qui aimeraient bien avoir ma table!" En fait, et selon notre Mohand, il faut connaître des gens afin que les commerçants puissent d´abord vous tolérer devant chez eux et ensuite acceptent de garder durant la nuit la table dans leur boutique et surtout, avoir quelqu´un qui soit votre garant face au fournisseur. Enfer et Eldorado Ensuite, il s´agit de repérer la bonne place, on ne vend pas ici comme ailleurs. «Moi, j´ai une place moyenne ; allez chez ceux qui sont sur les quais de la gare routière ou encore ceux installés dans l´avenue Abane-Ramdane et vous comprendrez que souvent, la table rapporte mieux que la boutique et c´est sans impôts et sans charges!», conclut Mohand! Tizi Ouzou, comme toutes nos villes, est un eldorado pour certains et un enfer pour d´autres. Il reste que les jeunes gens arrivant sur le marché du travail le trouvent saturé ou presque et alors c´est à la débrouille qu´ils font appel. Comme Keddour, Slimane ou Saâd, ils émigrent ailleurs pensant trouver un travail fixe et essayer de ramasser un petit capital afin de s´installer à leur compte ou alors, tel Mohand, essayer de se débrouiller seul avec soit une table de revendeur de cigarettes, soit encore celle de revendeur d´arachides. Les anciens métiers, quant à eux, se font des plus rares. Les rétameurs, les affûteurs et autres rémouleurs ont déserté les rues de nos villes et villages et c´est seulement à l'approche de l´Aïd la fête du mouton qu´un vieux rémouleur se montre dans les rues de Tizi Ouzou avec son engin des temps anciens! Durant l´été, et dans la ville de Boghni, existaient des marchands un peu spéciaux et il semble bien qu´aucune autre ville ne les connaît, ce sont les vendeurs de sorbets de neige. En plein mois de juillet-août, quand les grosses chaleurs écrasent la ville, des paysans s´installent tôt le matin sur la place face à l´ancienne mairie et proposent aux gens des sorbets de neige. Cette neige ramenée depuis le Djurdjura où ils ont été jusque dans les crevasses et de nuit pour la ramasser. Mise dans des sacs en jute, elle est ramenée à Boghni à dos d´âne et vendue au détail. Désormais, il n'en reste plus qu´un ou deux et le réfrigérateur a remplacé les revendeurs de neige. "Mais toute la poésie a fichu le camp avec le réfrigérateur!", conclut le vieux père Kaci qui adorait dans les temps s´acheter pour 20 centimes de neige "la seule qui désaltère vraiment en été!", précise-t-il. A ce propos, il repense à voix haute à tous ces petits métiers aujourd´hui en voie de disparition: "Il y a le cafetier du marché, le forgeron qui rend des services en réparant les haches et autres faux des paysans, le marchand de cannes, le bourrelier, etc. Autres temps, autres moeurs!", maugrée-t-il en secouant la tête. Les métiers se perdent doucement et les temps sont loin quand par exemple en ville, on pouvait trouver facilement un plombier, un menuisier ou un peintre. Aujourd´hui, d´autres petits métiers se sont fait une place au soleil, mais peut-être qu´entre le revendeur de mobiles, souvent des mobiles volés, et le plombier, on voit tout de suite quel est le plus utile à la société! Il reste certes encore des petits marchands d´herbes et aussi des marchands de cigarettes et d´arachides, mais où sont donc les fameux herboristes qui savent vous dire aussi bien le nom des plantes que leur utilisation! La vie change et c´est ainsi, mais c´est avec toujours plein de regrets et de nostalgie que l´on évoque les petits métiers aujourd´hui en voie de disparition!