Photo : Riad Par Abderrahmane Semmar Décidément, les temps sont à la débrouillardise. Véritable art de vivre à la manière algérienne, la débrouillardise est devenue ces derniers temps un phénomène social largement répandu qui touche diverses couches de la société. «Comment voulez-vous que l'on survive lorsque les prix de la majorité des fruits et des légumes dépassent les 100 DA le kg ?» s'interroge Nacer, 37 ans, salarié de son état et père de deux enfants. «Avec le salaire dérisoire que je perçois, j'ai de la peine à m'acquitter du loyer et des charges fixes. Le week-end, je me convertis en peintre pour arrondir mes fins de mois. J'ai un cousin qui pratique le même métier et qui a en charge plusieurs chantiers. Je lui donne un coup de main durant mes jours de repos moyennant une intéressante somme d'argent. Un petit pactole qui me permet en fait de répondre aux besoins de ma famille correctement», raconte Nacer sur un ton empreint d'amertume car ce deuxième emploi l'éreinte à un point tel que des problèmes de santé commencent à l'inquiéter sérieusement. Mais, malgré cela, notre interlocuteur n'est pas prêt à cesser cette activité parallèle. «Dans ce cas, de quoi vais-je subsister ? Dans l'entreprise où je travaille à plein temps, aucune augmentation n'est consentie. Sans cette deuxième activité, je ne saurais jamais comment nourrir ma petite famille», poursuit Nacer, qui n'est guère un cas isolé car, de nos jours, force est de constater qu'une grande partie d'Algériens salariés aux revenus modestes, sont amenés à se «débrouiller» comme ils peuvent pour arrondir leurs fins de mois. La débrouillardise passe obligatoirement par un deuxième emploi. C'est en tout cas l'intime conviction de Kamel, 29 ans, qui prépare avec beaucoup de peine son mariage. «Le business est saturé en ce moment. De plus, pour lancer n'importe quelle affaire il faut disposer d'un capital. Croyez-moi, ce n'est plus à la portée de tout le monde de pratiquer du commerce. Dès lors, j'ai été obligé de dénicher un deuxième emploi pour faire des économies et couvrir les frais des préparatifs de mon mariage», déclare Kamel, qui remercie chaque jour Dieu de lui avoir permis d'acquérir le métier de plombier auprès de son oncle. «Si un jour, on m'avait dit que je travaillerais comme plombier, je ne l'aurais jamais cru. Mais maintenant que je le pratique, je pousse un grand ouf de soulagement. Et pour cause, la plomberie me fait gagner de l'argent, contrairement à mon poste de comptable dans une administration publique», livre-t-il encore. Ainsi, le soir, lorsque Kamel termine son boulot ordinaire, il enfile ses vêtements de travail, s'arme de sa boîte à outils et se dirige tout droit vers les domiciles de ses clients où il s'occupe de régler de petits problèmes qui mettent leurs nerfs à dure épreuve. De l'installation d'un chauffe-bain jusqu'au problème de la pression de l'eau chaude en passant par les travaux de conduites à réaliser dans une salle des bains, Kamel s'attelle à toutes ces tâches. «Dieu merci, la plomberie marche bien en ce moment. Il faut dire qu'il n'y a pas assez de plombiers sur le marché. On a l'impression que c'est un métier en voix de disparition. Avec juste quelques bricoles, on peut ramasser un bon paquet de fric», témoigne encore notre interlocuteur.De la débrouillardise pour résister au chômage et à la cherté de la vie S'en sortir avec un deuxième emploi est également le lot quotidien de Djamel. Infirmier le jour, il est également gérant d'un cybercafé la nuit. «Mon travail d'infirmier ne me rapporte rien. Je ne peux guère vivre avec un salaire qui dépasse à peine les 20 000 DA moi qui vis avec mes parents. Je dois donc contribuer aux dépenses de la famille. Pour joindre les deux bouts, j'ai été obligé de travailler la nuit. Fort heureusement, un voisin a ouvert un cybercafé et m'a sollicité pour lui assurer le service durant une partie de la nuit. Je sais faire le traitement de texte, je réponds aux sollicitations des clients et je tiens la caisse. Grâce à cela, j'arrive à tenir un tant soit peu face à la cherté de la vie. En tout cas, je me débrouille beaucoup que d'autres jeunes de ma génération», explique Djamel qui ne croit pas si bien dire. En effet, si certains joignent les deux bouts en occupant un deuxième emploi, d'autres n'ont même la chance de dénicher ce précieux boulot. Dans ce contexte, il faut bien faire preuve d'ingéniosité pour trouver un gagne-pain. Et de l'imagination, ce n'est pas ce qui manque chez Habib, 24 ans, universitaire fraîchement diplômé, qui fait désormais connaissance avec les affres cruelles du chômage. Après quelques mois de recherches sempiternelles d'emploi, il se mue en vendeur ambulant. «J'en avais marre de prendre mon mal en patience. Mon diplôme en commerce international ne m'ouvrait pas les portes de l'emploi. Sans les connaissances, on est rien dans ce pays. Alors j'ai décidé de ne plus me lamenter sur mon sort et prendre mon destin en main», assure le jeune Habib qui a commencé d'abord à sillonner les trains et les gares ferroviaires pour vendre des journaux et des gâteaux. «Un ami à moi avait un kiosque. Il me filait alors quotidiennement un paquet de journaux que je vendais dans les trains. Tôt le matin je m'embarque sur les trains d'Alger-Blida ou d'Alger Boumerdès pour vendre les titres de la presse. Même à 15 DA le journal, le paquet s'envolait en quelques minutes. Par la suite, je rembourse mon ami à raison de 10 DA le journal et je garde pour moi le bénéfice. Je m'en sortais bien comme ça. J'amassais des bénéfices grâce auxquels je pouvais acheter des paquets de gâteaux et de gaufrettes que je revendais dans les trains. Petit à petit, mes bénéfices se sont améliorés», relate Habib. Notre jeune interlocuteur aurait bel et bien aimé trouver un emploi digne de son diplôme pour ne plus se «vagabonder» dans les trains. «Mais vaut mieux ça que de raser les murs du quartier», argue-t-il. Salim, 26 ans, partage amplement cette vision. Lui aussi vit de sa débrouillardise. N'ayant jamais eu la chance de décrocher son bac à cause de conditions familiales défavorables, il a réussi tout de même à surmonter sa condition de chômeur en apprenant attentivement les secrets de l'électricité auprès d'un voisin. «Mon voisin est un chevronné électricien. Durant une année, il a bien voulu me former pour apprendre ce métier. C'est grâce à lui que je m'en sors aujourd'hui. Il était comme un père. Je l'accompagnais partout. Et aujourd'hui je vole de mes propres ailes», raconte Salim sur un ton fier. Lui, contrairement à beaucoup de ses amis chômeurs, arrive à gagner sa vie dignement. «Ce n'est pas les clients qui manquent. Les électriciens manquent cruellement à l'appel. Dieu merci, si on est honnête et persévérant, on acquiert facilement la confiance et le respect des gens», assure-t-il. Toute une leçon de vie, la débrouillardise mène parfois vers le succès. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer devant les adversités de la vie…