Ici a vécu Abrika. Ici, à l'ombre de murs hideux ont grandi nombre de sportifs, d'artistes et d'intellectuels férus de liberté. Ici vivent des chômeurs par centaines. Ici a pris source la colère et s'est réfugié le mouvement citoyen. C'est de là que partent les idées et les décisions. La cité “Les Genêts” à Tizi Ouzou a croisé un devenir qui aurait pu l'étouffer. Elle l'assume. Le gênet, Ouzou en kabyle, est une belle plante. Un bel écrin à l'instar de la ville qui en porte le nom, Tizi. Mais le genêt comme la capitale du mouvement citoyen est une plante récalcitrante. Epineuse. Elle n'aime pas être domestiquée. Il en est ainsi de l'emblématique cité des Genêts. L'une des plus anciennes de Tizi Ouzou. La plus coléreuse, en tout cas. Ses murs crient la détermination et la soif de vengeance. Ils portent aussi les traces des blessures. Les gaz se sont souvent mêlés à l'air ici... “Café des Genêts”, on l'appelle ainsi mais en fait, il n'a pas de nom. Pas d'enseigne. Il a une histoire, des battements de cœur qui épousent le rythme cardiaque du mouvement citoyen. Sur les murs, un drapeau de la JSK, flanqué des effigies de Matoub Lounès et d'Abrika, côtoie la plate-forme d'El-Kseur. Normal, c'est d'ici que partent les râles de Tizi... C'est au bas de l'immeuble qui abrite ce café, sur un terre-plein, situé derrière qu'est née la Coordination des quartiers et villages de Tizi Ouzou. Ça se passait fin avril 2001. Quelques heures après la mort de Massinissa Guermah. Le frère de Belaïd Abrika, Moumouh, raconte : “Pendant que Belaïd préparait une déclaration à la maison, nous nous sommes réunis sur cette placette et avons pris la décision de faire le tour des quartiers de la ville pour tenter d'organiser la riposte à l'agression dont venait d'être victime la Kabylie. De structurer la ville et les villages environnants. Le soir même, nous étions réunis ici, en plein air, aux Genêts. Nous avons créé la Coordination provisoire des quartiers et villages de Tizi Ouzou et décidé d'une première action ; une grève générale de huit jours à Tizi Ouzou. Le pouvoir a réagi en organisant un contre-mouvement. Il a tenté de créer une coordination parallèle. Les jeunes des Genêts sont montés à cette première réunion. Ils l'ont étouffée dans l'œuf et convaincu une partie de l'assistance de rejoindre ce qui allait devenir plus tard la CADC. Le FFS, fidèle à lui-même, a, dès l'annonce de notre première action — la grève de 8 jours — crié au scandale. Par voie d'affichage, il nous a dénoncés.” La cité des Genêts est sortie de terre en 1958. C'est de Gaulle, dans le cadre de son “plan de Constantine” qui en a décidé l'édification. À l'époque, la cité avait été affectée aux fonctionnaires français et plus particulièrement aux services de sécurité. Paradoxalement, Fellag dont le père était un “fellaga” y habitait. La maison de Moh Saïd était un repaire de moudjahidine. Un asile de maquisards. Ceux qui étaient, en ce temps, considérés comme des loups étaient dans la bergerie. Déjà les Genêts cité symbole du mouvement citoyen, petit quartier de Tizi Ouzou qui a relayé les villages martyrs du Printemps noir a retroussé ses manches il y a bien longtemps. Mouloud Achour, le directeur de notre rédaction qui en est originaire, ne nous contredira pas. C'est un émeutier de la plume... La cité des Genêts a donné des joueurs à la JSK. Elle a même offert le but de la victoire à l'Algérie lors des Jeux méditerranéens de 1975. C'était contre la France et c'était Iboud, un enfant des Genêts. Farid Kaci, un délégué que la police a longtemps recherché et dont les six frères ont été inquiétés ou détenus, commente : “La cité des Genêts est un territoire inviolable. La police y est interdite de séjour, depuis 1980”. En avril de cette année-là, lorsque la bêtise avait défendu à l'intelligence de s'exprimer, le Printemps berbère est advenu, la contestation s'est donné un corps. La cité des Genêts, écœurée, a vomi. Depuis, elle ne s'est pas arrêtée de se battre et de dire combien la démocratie est indispensable. Combien les libertés sont nécessaires. Le pouvoir, sourd comme tout le monde le sait, a sorti les matraques. Puis les balles réelles, puis celles en caoutchouc, puis le CNS. La cité des Genêts pour répliquer a donné ses enfants et inventé le vinaigre. Elle aussi a compris, la première, que Qassamane pouvait mettre les chiens policiers au garde-à-vous. Il y a du génie aux Genêts ! Tizi Ouzou reste aux aguets. Elle reste accrochée aux râles des grévistes de la faim. Sur la terrasse du plus vieux café de la cité dont le patron est l'un des doyens du mouvement citoyen, Boussad Kaci. Les jeunes restent mobilisés. Ils font le guet. Parfois, une ambulance de la prison se pointe. Pour tous, cela signifie qu'un détenu gréviste dont la santé s'est dégradée vient d'arriver. Aussitôt les 250 logements du quartier déversent leurs occupants dans les couloirs de l'hôpital qui fait face à la cité. Il en a été ainsi au lendemain de l'agression d'Abrika. Les habitants de la cité ont quasiment pris en otage ses accompagnateurs. Après les examens d'usage, ils ont interdit à la police de le raccompagner à la maison d'arrêt. Ce sont eux-mêmes qui l'y ont déposé. Tout un symbole. Son frère Moumouh explique : “Nous aurions pu le libérer, nous n'avons pas voulu le faire. Il était en réel danger de mort. Comment aurions-nous pu le prendre en charge médicalement ?” Da Boussad Kaci a 70 ans. C'est un militant actif du mouvement citoyen. Il est beau et lucide. Il est stupéfait par le silence de Bouteflika : “J'étais avec lui dans l'Oranie pendant la Révolution. Il me connaît. Il sait que le sang des Kabyles s'est déversé partout à l'époque. Il sait que les Kabyles sont des patriotes. Qu'ils n'ont jamais été sécessionnistes. Pourquoi se tait-il aujourd'hui ?” Des Genêts Da Boussad dit : “C'est une cité habitée par des gens propres et honnêtes. Et c'est celle-là qu'on choisit de martyriser ! C'est par centaines qu'on peut dénombrer les bombes lacrymogènes qui ont atterri dans nos maisons.” Un jour, c'était après le déclenchement de la rafle du 25 mars 2002 contre les délégués des archs, 500 policiers munis de 250 mandats de perquisition ont débarqué à 5 heures du matin aux Genêts. “Une armée d'occupation”, nous souffle-t-on. Ça a été dur. Dur pour les mamans et les enfants. Une provocation de plus. Da Boussad, excédé par ce souvenir, n'a qu'un mot : “J'en ai marre du vocable pacifique, celui qui te frappe, réplique-lui !”. Monsieur Kaci faisait partie d'une délégation de 5 parents qui ont rendu visite aux grévistes de la faim. Il a passé une heure au parloir avec Belaïd Abrika. Il a tout tenté pour l'amener à cesser son mouvement et celui de ses compagnons. “Il a refusé catégoriquement de songer à s'alimenter dit-il. J'étais en colère. Je suis parti sans le saluer”. La cité des Genêts n'est pas aimée par tout le monde à Tizi Ouzou. Makhlouf et Amrane sont des cadres locaux. Ils ont respiré beaucoup de gaz nocifs ces deux dernières années. Ils disent : “Il y en a marre. Bien entendu, nous sommes d'accord avec le contenu de la plate-forme d'El-Kseur, bien sûr nous estimons que les revendications de ce mouvement doivent aboutir. Il est cependant nécessaire que les formes de lutte changent. À quoi servent ces barricades qu'on érige rue Lamali qui sépare l'hôpital de la cité des Genêts. Des barricades tout le temps, pour n'importe quel prétexte !”. Sourde à ces reproches, la cité des Genêts se fond dans le mot résistance. Chambre de Belaïd Abrika. C'est au bâtiment E. Aujourd'hui, on peut le dire. Il n'est plus recherché, il est mourant. Les murs sont tapissés de posters. Abane Ferhat et Aït Menguellet ensemble lovés dans un slogan “3 ans de prison pour avoir pacifiquement réclamé la démocratie en Algérie”. Une photo rare. La montagne de Baya, la plate-forme… et la sacoche de Belaïd, en cuir marron oubliée là le jour de l'arrestation. Les larmes arrivent, la maman aussi. Elle sue la dignité, elle n'a pas une ride. Elle apparaît étonnamment jeune. La mère de Belaïd est aussi belle que l'idéal de son fils : “Je ne veux pas qu'il meure de faim, mais que puis-je faire ? Quand je lui ai demandé d'arrêter, il m'a répondu “n'chaâ Allah”. “J'ai peur de ce qui peut arriver bien entendu, mais face au fatal, au destin, je ne pense pas avoir des armes. Je suis habituée”. La mère voit le fils tous les mardis, la dernière fois, il a eu une seule remarque : “Enlève ta robe noire !”. La maman d'Abrika nous explique qu'elle puise son courage dans la foi en Dieu. Elle jeûne, elle dort peu et elle raconte les intimidations, les perquisitions et les actes de solidarité, les appels qui viennent de tout le pays, des régions arabophones. Elle narre les mots de réconfort. La stupeur qui habite l'Algérien face au mutisme de ses gouvernants. Chabha, la grand-mère est plus angoissée, la dernière fois qu'elle l'a vu elle lui a lancé : “Arwou errayik !”, quelque chose qui signifierait, “assume-toi !”. L'ancêtre dit comprendre son combat et le soutenir, mais elle estime qu'il faut qu'il se réalimente. “J'ai vécu la guerre, nous sommes dans une autre guerre”, lâche-t-elle, avant de conclure par cette gênante vérité : “Ce qui se passe en Kabylie ne s'arrêtera que si les femmes sortent”. Demain, il ne fera pas froid à Tizi, quoi qu'en dise météo-Algérie. M. O.