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Le bonheur à la carte
TALEBS, CHOUAFFAS ET DEVINS
Publié dans L'Expression le 15 - 07 - 2006

À trente ans et souvent à peine installées dans la vie, nos filles pensent être entrées dans la catégorie des vieilles filles. La seule voie qui leur reste, selon elles, est celle des chouaffate, derviches et autres marabouts.
Lynda est une belle jeune femme, moderne, quasiment indépendante, ayant un travail qui l'absorbe et une certaine aisance financière. Mais, même si elle possède quelques biens terrestres qui font rêver les jeunes gens, comme une belle petite voiture par exemple, elle sait qu'au fond, elle est trop seule et son coeur vide lui fait voir la vie en noir. Elle ne sait pas pourquoi les jeunes la fuient, alors qu'elle a un agréable physique et un comportement des plus recherchés, notamment dans son lieu de travail. Plusieurs de ses collègues de bureau lui avaient dit «envier son allure, son comportement, son aisance et surtout son élégance». Mais Lynda sait qu'elle est trop seule, et dans la solitude de sa chambre, elle s'était surprise à pleurer toutes les larmes de son corps.
Paroles mielleuses
Aussi a-t-elle résolu de jeter par-dessus bord son cartésianisme et décidé de se rendre en «consultation chez un cheikh», réputé pour les affaires de coeur. Ce marabout, installé dans une cité populaire d'une ville de Kabylie, a vu sa réputation grandir par les ouï-dire. Plusieurs fois, Lynda a écarté cette envie qui l'assaille et se disait: «Après tout, que peut faire un taleb aussi savant fût-il en ces affaires de coeur?» Mais face à sa solitude qui commence à devenir pesante, Lynda, déguisée en fille ordinaire et s'étant flanquée d'une vague copine au courant de ces affaires du ciel, s'en était allée trouver le cheikh. «Peut-être qu'il est possible que... etc.» Arrivée devant la cité où officie le personnage, Lynda marqua un mouvement de recul et c'est grâce à Ouerdia, sa copine, qu'elle avait trouvé le courage et la force d'affronter... son destin. En pénétrant dans le logement qui sert de cabinet de consultation au cheikh, Lynda eut un haut-le-coeur. Elles étaient là environ une dizaine de jeunes femmes à attendre leur tour pour pénétrer dans le saint des saints. Chacune murmurant son angoisse ou ses espoirs et chacune trouvant un encouragement dans la présence des autres. Lynda, qui s'était abîmée dans ses réflexions, ne remarquera pas que son tour était arrivé. La dame qui faisait office d'hôtesse lui fit signe. Tel un automate, Lynda se mit debout et suivit l'hôtesse dans la pièce. Le taleb, habillé de blanc, trônait entre des coussins, le coeur de Lynda chavirait, le taleb lui apparaissait immense, mais la voix de l'homme aux amulettes la faisait presque sourire. Sa voix était fluette, mais fluette, on dirait un enfant, ce qui ne cadrait guère avec son physique d'athlète. «Asselama ya benti ! Quarebi arouahi, ma tekhafich!» Se voulant engageant, le taleb essaie de préparer la jeune femme à «l'entretien». L'hôtesse, assise sur des coussins, elle aussi, est là comme pour donner confiance aux clientes. La séance dura une éternité, le taleb voulait tout savoir: le nom de la mère, la date de naissance de Lynda, et surtout les rêves de cette jeune femme. Lynda se livra et raconta tout ou presque à ce taleb, qui finit par lui inspirer confiance. Le taleb ouvre un grimoire, marmonne des phrases inintelligibles et, regardant Lynda, lui dit: «Tu sais, tu as beaucoup de chance, ton destin est là, il est jeune, beau et surtout travailleur. Vous serez heureux ensemble et vous aurez deux magnifiques enfants. Je vois que ton avenir est radieux!» Lynda accueille ce flot de paroles comme autant de gouttes de miel, cela a un effet apaisant sur elle. Lynda sait très bien que le taleb délivre à peu près le même message à toutes les jeunes femmes, mais elle a tellement envie de croire. Quand elle sort du «cabinet de consultation», la jeune femme se sent un peu plus légère et se dit: «Tiens, la magie opère déjà!»
Dehors, elle rencontre une ancienne amie Sedia, une belle jeune femme que le temps a précocement vieillie. Après les salamalecs d'usage, c'est le moment des confidences. Sadia a des choses à raconter. Sa vie est une suite de malheurs.
Divorcée à peine deux ans après son mariage, elle traîne derrière elle un enfant en bas âge, ses parents morts, elle est désormais chez son frère aîné, et comme elle n'a ni métier ni diplôme, elle est là à jouer à là bonne, et la belle-soeur la supportant à peine. Sadia, qui a visiblement plus envie de se confier que d'écouter les histoires des autres, affirme vouloir rendre visite au taleb «qui est, dit-on, assez qualifié pour faire revenir ´´zhar´´ pour les malheureux». Lynda oublia ses préoccupations et écouta religieusement Sadia s'épancher. Lynda, avec un tact des plus remarquables, finit par glisser à son ancienne amie un billet de 500 DA. «Tiens, essaie de faire avec ça! Tu me les rendras quand tu pourras, tu me feras plaisir en acceptant» et sur ce, elle se sépara de Sadia.
Dehors, le soleil accablant darde ses rayons, la cité semble écrasée par la chaleur. Lynda s'apprête à regagner son véhicule quand elle remarque Djoher, une autre amie d'enfance. Elles se saluent de loin. Djoher, qui habite cette cité, enlace Lynda, la questionne et finit par apprendre l'objet de la visite. Elle fit la moue et déclare: «Oui, j'ai entendu parler de cet homme, en parlant du taleb, mais je connais une vieille qui est passée reine en cette partie. Et puis, tu sais, essaie les deux peut-être que... moi-même j'ai eu à faire avec cette vieille et Dieu merci, depuis, ma vie a presque changé!» Les deux jeunes femmes convinrent d'un rendez-vous et se séparèrent.
Chez la chouaffa
Lynda, accompagnée de Ouerdia, s'en fut de bon matin sur la route menant vers Lla Fatima, la chouaffa. C'est dans une pièce assez sombre que la chouaffa reçoit les deux jeunes femmes. En habituée des lieux, connaissant le cérémonial, Djouher salue, la première, la vieille dame: «Akheir a Lla Fatima!» La vieille marmonne une réponse, et aussitôt demande: «Elle est pressée de se marier ton amie? Elle a de la chance, tout le monde la veut et la recherche!» Cette introduction vaut toute la publicité du monde, Lynda est désarçonnée et c'est sur ces entrefaites que Lla Fatima, qui connaît les arcanes de la psychologie, poursuit: «Oui, ma fille, tu as sur toi le mauvais oeil car autrement, tu serais déjà dans ta maison entourée de bambins! Nous allons nous occuper de cela et faire en sorte que la chance revienne». Lynda est consternée. La vieille a, d'entrée, su ce qu'elle voulait et a frappé dans le mille. «C'est sûr qu'elle connaît son affaire», se dit Lynda. La séance continua ainsi durant près d'une demi-heure. A la fin, la vieille fit signe que l'entretien est terminé et remit aux deux jeunes femmes des potions qu'elles doivent absolument exposer à la belle étoile avant de s'enduire le corps avec.
Dehors, Lynda retrouva ses esprits et regarda un peu plus avec attention les lieux. Une grande ferme dans un vallon, des arbres fruitiers de toutes sortes donnent à l'ensemble un aspect aussi coquet que cossu. Lynda retourna en ville, ramena Djouher dans sa cité et reprit son travail. Rassérénée quelque peu par ces deux visites, Lynda attendit avec patience cette chance que les deux «voyants» lui avaient prédite.
Ainsi donc, avec l'exemple de ces jeunes femmes, on peut dire que, dans notre pays et dans tous les milieux, les femmes sont sujettes à des angoisses que l'homme ne connaît pas. Elles sont là travaillant et essayant de se parfaire, mais au fond d'elles-mêmes, elles attendent que le vide de leur coeur se remplisse.
Dans cette attente, les jeunes femmes essaient de percer le mystère des cieux et de...connaître l'avenir. Ce qui est compréhensible. Des gens peu scrupuleux et avides s'improvisent talebs, guérisseurs, voyants ou encore maîtres dans l'art de «rendre heureux les gens», principalement des femmes qui pensent qu'un coup de pouce est toujours bon dans la vie, et qui se saignent aux quatre veines pour ce...coup d´arnaque!


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