la douce étrangeté vient de ce qu'en lisant Classes des savants d'Ifriqiya, on découvre plutôt un savant algérien parmi les plus grands d'Ifriqiya. Pourquoi? Indiquons d'abord que l'ouvrage est en arabe (1ière éd., Angers, 1915) et que sous ce titre Tabaqât ‘allama' Ifrîqiya, traduit Classes des savants de l'Ifriqiya, Mohammed Ben Cheneb (1869-1929) édite le livre d'Aboû L-‘Arab (Kairouanais de la 1ère moitié du xe s.) qui a été continué par El Khachanî (Kairouanais, mort en Espagne vers la fin du XIe s.), le premier étant un des plus anciens monuments de la littérature des fameuses «classes» ou «tabaqât». Ces deux manuscrits sont évidemment très anciens du fait qu'ils établissent les biographies des plus célèbres savants ayant vécu à Kairouan et à Tunis depuis l'établissement des musulmans jusqu'à la première moitié du IVe s. de l'Hégire. Ils ont été traités minutieusement par Ben Cheneb qui a tout particulièrement étudié les manuscrits en les annotant, en les commentant, en rectifiant certaines informations inexactes, en signalant et en complétant les lacunes dans les textes et en ajoutant de nombreux indexes spécifiques, ce qui incite le lecteur chercheur à satisfaire son besoin d'en savoir davantage sur un milieu riche en évènements historiques divers: politique, social, culturel, économique, religieux,...C'est une suite de vies, de tableaux, de scènes où les faits et gestes des personnages savants, princes, cadis, dévots, ascètes, paysans, citadins, petit peuple, peuple tout court, sont ceux d'un monde vrai, autrement dit là où l'on sait que «les vrais héros des tabaqât sont naturellement les savants.» Voilà ce que démontre l'ouvrage de Mohammed Ben Cheneb. Le chercheur est allé à la source de l'événement en chercheur de haute compétence, voilà ce que démontre lui-même Mohammed Ben Cheneb. Aussi la judicieuse réédition par l'OPU de Classes des savants de l'Ifriqiya aide-t-elle à révéler, à la génération d'hommes de culture de l'Algérie contemporaine et aux générations prochaines, cet auteur et cet érudit, bien de chez nous, et que pourtant, autrefois, il a été tenacement revendiqué ailleurs. C'est que l'on peut compter aisément sur l'oeuvre féconde et scientifique de Mohammed Ben Cheneb pour citer un exemple fort d'une personnalité intellectuelle algérienne dans le vaste domaine de la culture et de la recherche, tout bénéfice pour l'Algérie ingénieuse et créatrice. Il faut ensuite dire que l'authenticité de ce savant -c'est-à-dire quelqu'un dont les connaissances ne se remarquent pas par leur simple étendue- est solide, durable, incontestable, notée par tous ceux qui ont su puiser quelque substance dans ses travaux pour étayer les leurs, mais la richesse de son image est peu connue, peut-être même ignorée par certains qui, aujourd'hui, auraient justement quelque intérêt intellectuel à s'y reporter. Un temps autodidacte, le jeune Mohammed Ben Cheneb a bientôt évolué et gagné des titres universitaires, puis ses anciens maîtres sont devenus ses collègues (Henri Massé, Edmond Douté, Alfred Bel, Edmond Destaing, William Marçais, Maurice Gaudefroy-Demombynes); parfois, d'une certaine manière, quelques-uns ont été ses étudiants. Il a connu le savant Abdelhamid Ben Smaïa, Cheïkh Abdelhamid Ben Badis et Cheïkh Mohammed El Bachir El Ibrahimi. Il a côtoyé des savants orientalistes de son époque. Il a appris plusieurs langues pour les besoins de ses travaux. En guise de présentation de cet ouvrage par lequel l'OPU inaugure sa collection «Bibliothèque Ben Cheneb» et dont on annonce la réédition de la traduction existante vers le français assurée par son auteur lui-même, en 1920, on trouvera -si brefs qu'ils soient- de beaux éléments biographiques de Mohammed Ben Cheneb rédigés avec émotion par son fils Djafar. Si, en attendant que se réalisent les promesses d'éditer d'autres oeuvres de cet auteur exceptionnel, on a la chance enfin de lire, aujourd'hui, au moins l'ouvrage Classes des savants de l'Ifriqiya, on aura aussi le bonheur de savoir et de comprendre que Mohammed Ben Cheneb est bel et bien un savant algérien parmi les plus grands de l'Ifriqiya.