L'élimination du FIS devait permettre de relancer le débat sur la démocratie, le droit de l'autre, des minorités politiques et des intellectuels. Il y a dix ans, jour pour jour, le Front islamique du salut était dissous par voie judiciaire. Le FIS, parti mastodonte, qui menaçait dans un bâillement d'avaler le monde, venait de mourir d'une mort légale. A une nuance près. Il donnait aussitôt vie à une multitude d'organisations armées, semi-autonomes, qui allaient, pendant dix ans, mettre le pays à feu et à sang. Qui peut justifier la dissolution du FIS, c'est-à-dire du parti qui a gagné le 1er tour des élections législatives du 26 décembre 1991? Les leaders du FIS eux-mêmes qui lançaient ces formules assassines, dès 1990: «La démocratie est une hérésie», «Le peuple doit changer», «L'Etat doit être refondé», ou encore: «Nous ferons venir de l'étranger les hommes aptes à reconstruire toutes les structures du pays.» Voilà donc, le parti qui était appelé à gérer les affaires du pays. Un authentique pachyderme qui voulait casser tout sur son passage et refaire le monde. Abassi Madani le disait ouvertement: «Quoi? L'Etat nous fait sortir ses chars? Si je lâche mes troupes, ces chars seront réduits en bouillie en un rien de temps!», ou encore: «L'Etat algérien est un corps d'éléphant avec une tête de souris», puis un dernier: «Si la chéchia n'est pas à la dimension de ma tête, ce n'est pas ma tête qu'il faudra changer, mais la chéchia!». L'éléphant, fort de ses trois millions et demi d'adhérents et sympathisants, venait d'écraser la souris: le 11 janvier, le Président Chadli Bendjedid est contraint à la démission. Le 12, le second tour des élections législatives est annulé. Le 14 janvier, le peuple assiste, lucide et halluciné à la fois, à la création du Haut Comité d'Etat (HCE), présidé par Mohamed Boudiaf, qui instaure l'état d'urgence en février. Après l'emprisonnement de Abassi Madani et Ali Benhadj, en juin 1991, puis de Abdelkader Hachani, en 1992, les politiques du FIS sont out. Désormais, ce sont les groupes armés qui prennent le relais. Là-haut, dans les maquis, c'est le «grand échiquier». Le MIA, le GIA, l'AIS, la Lidd, le Mipd et que sait-on encore, se disputent le droit d'être «rédempteurs légitimes» du peuple algérien. Résultat : de 1992 à 2002, c'est-à-dire en dix ans, le compte est là, froid et sans appel: entre 100.000 et 150.000 personnes ont péri, entre 5.000 et 10.000 sont portées disparues. Et les événements continuent de suivre une ligne dont on ne connaît pas l'issue à l'avance. Aujourd'hui encore, les séquelles de l'élimination du FIS du terrain marquent, avec un fer chauffé à blanc, le quotidien des Algériens. Depuis le 1er janvier au 28 février 2002, 250 personnes ont péri et la création de nouvelles organisations armées posent des interrogations à longueur de ligne. En fait, l'élimination du FIS devait permettre de relancer le débat sur la démocratie, le droit de l'autre, des minorités politiques et des intellectuels. La dissolution du FIS, justifiée par les exactions de ce dernier contre son peuple, devait aboutir à engager une profonde réflexion sur l'alternance, la démocratisation des institutions de l'Etat et le libre choix du peuple. Il n'en fut rien. La fraude a sévi et les élus locaux ont totalement massacré la cité et les hommes, entre 1997 et 2002. En l'absence du FIS, il faut le préciser. Près de 12.000 biens sociaux ont été pris par les élus APC et APW pour leur propre compte, et plusieurs milliers d'entre eux ont été suspendus, auditionnés ou écroués par la justice. Dix ans après la dissolution du FIS, le FIS est encore là. On le sent, on le sait. Que faut-il en faire? Ali Benhadj quittera certainement la prison dans un peu plus d'une année. Que faut-il en faire? Les milliers de repentis, des anciens sympathisants ou éléments actifs du FIS, qui attendent, que faut-il en faire? La dissolution du FIS a été aussi - et surtout - l'échec de l'intelligentsia qui ne se pose plus de question, mais préfère suivre les poncifs et les lieux communs de la réflexion. La dissolution du FIS devait permettre l'implication du peuple tout entier dans la lutte antiterroriste, parce qu'il a été touché de plein fouet, et le premier, par la guérilla des groupes armés. Il n'en fut rien. Nous assistons, éberlués, à une privatisation de la guerre que l'armée mène, seule, contre non pas les «résidus du terrorisme», mais contre 500 à 800 éléments armés encore actifs, et des milliers d'éléments qui constituent les réseaux de soutien dans les agglomérations urbaines. Les jours d'embellie font vite oublier l'essentiel. Le post-islamisme est une vue de l'esprit de ceux qui rédigent à partir des brasseries. Les élections du 30 mai attisent déjà toutes les passions. Ce n'est pas encore inquiétant, mais on affiche déjà des traits soucieux.