Quand la poésie et l'imagination sont populaires, l'Histoire du pays devient nationale. Il y a, peut-être, un peu de cette idée dans l'ouvrage Ahmed Bey l'Algérien (*) de Nasredine Guénifi qui est connu dans la sphère des anciens réalisateurs, directeurs de la photographie et des scénaristes documentaires pour le cinéma et la télévision. Aujourd'hui, formateur en linguistique, il s'essaie à l'histoire de son pays par la recherche des événements qui ont fait les grands hommes de l'Algérie. C'est une manière à lui de remettre à l'endroit, ce qui, trop longtemps, a été tenu secret et, surtout, avec la tête en bas. À qui la faute? Elle est partagée par nous tous. Nous avons, par nos grands soucis de la multitude des petites choses quotidiennes, par notre laxisme incompréhensiblement affiché face à l'agression insidieuse des idées contraires à notre civilisation, par la paresse (ou l'insuffisance?) de certains de nos intellectuels, par le manque de confiance, à tort ou à raison, en l'autre et en nous-mêmes, nous avons ainsi développé une indifférence morbide à tout ce qui touche à notre conscience d'Algérien. C'est pourquoi, à mon sens, il n'y a du vrai que dans le cri de défi ou de désespoir de nos poètes populaires, les maddâd-ha; en effet, entre le bandaïr et la flûte en roseau, ils ont dénoncé avec des accents patriotiques «L'entrée des Français à Alger» tel un certain cheikh Abdelkader qui, en 1860, a fustigé l'envahisseur et exprimé sa douleur par, entre autres vers: «Hélas! où est Mazghanna, - la sultane de toutes les villes? [...] Au sujet d'El-Djazâïr, ô gens, j'éprouve de l'inquiétude!» Dans son récit, Nasredine Guénifi imagine une belle scène: «[Quand, en quittant Alger, Ahmed Bey] «monte sur son cheval, puis tourne sa monture vers Alger [... il] s'écrie: «Je vois Alger pour la dernière fois peut-être; car je jure de ne plus y remettre les pieds tant qu'elle sera soumise aux infidèles et aux Turcs!...» [...] Au même moment, à Alger, Abdallah [un de ses compagnons] croise sur la place presque déserte d'El-Jénnina le poète aux cheveux longs qui erre en clamant: «Sorti de cet abîme creusé par nos fautes / Un loup va commettre des crimes inouïs (extrait d'un poème de Bouteldja Tlemçani, cité par l'auteur).» Mais le récit d'Ahmed Bey l'Algérien a commencé plus tôt. Nasredine Guénifi nous montre, plus qu'il n'imagine, la vie d'un homme que l'histoire vraie a mis en lumière, quels que soient les avatars que le personnage Ahmed Bey a connus et que, au reste, nous connaissons peu, et même pas du tout. De Ahmed Bey (1784-1850), dont parfois on confond le nom avec celui de son arrière-grand-père Ahmed Bey El-Kolli, nous savons deux ou trois choses: c'est, disent quelques archives, le dernier Bey de Constantine et après la reddition de Hussein Dey, il est le dernier gouverneur d'Algérie, puis il est nommé pacha d'Algérie par la Sublime Porte. Il a assumé un rôle important en modernisant, à tout le moins l'Est algérien, en mettant fin à l'esclavage et en protégeant plus qu'auparavant les Juifs. De 1830 à 1848, il n'a cessé de renforcer la résistance algérienne contre l'armée d'occupation, et notamment contre le maréchal Clauzel. Quand Constantine tombe finalement entre les mains de l'ennemi dont les pertes sont lourdes, il réussit, en juin 1848, à s'échapper, avec un groupe de fidèles patriotes, pour aller organiser la résistance dans les Aurès en passant par Biskra. Mais, affaibli et isolé, il se rend à l'évidence de sa prochaine capture. Pour éviter le pire à ses compagnons et aux populations qui le soutiennent, il décide de se rendre à l'occupant qui le met en résidence surveillée à Alger où, dit-on, il meurt empoisonné en 1850. Dans le genre roman historique, Nasredine Guénifi, «n'étant pas historien ni écrivain au sens professionnel», mais s'inspirant de près de 500 pages d'un paquet découvert dans les ruines de sa maison natale en démolition, nous narre l'histoire d'Ahmed Bey de Constantine. «Il n'est pas Turc, précise-t-il, mais Kouloughli. (C'est ainsi que les Turcs désignent les «sangs mêlés»). Son nom complet est Hadj Ahmed Ben Mohamed Chérif. Il naquit à Constantine vers 1785. Son arrière-grand-père, Ahmed Bey El-Kolli, est un ancien bey de Constantine très populaire. [...] Si les grands mérites de l'émir [Abdelkader] sont connus, ceux d'Ahmed Bey sont quasiment ignorés, voire frappés d'ostracisme. Heureusement que depuis quelque temps les pouvoirs publics et des associations culturelles organisent des colloques sur ses activités patriotiques.» Dans ce roman (livre 1 de Ahmed Bey l'Algérien), Nasredine Guénifi nous renvoie à l'«Aïd El-fitr, le 1er chaoual 1243, correspondant au 29 avril 1827 de l'ère chrétienne. [...] Le dey Hussein a près de 60 ans, mais il garde un physique vigoureux.» C'est là que tout commence. Bientôt arrive sur les premiers rangs dans les faveurs du Dey d'Alger un homme dont la filiation et le mérite lui sont ouvertement jalousés: «Âgé d'environ quarante-cinq ans, il est le plus jeune bey d'Algérie et l'un des rares Kouloughli à accéder à cette fonction qu'il exerce depuis quatre ans.» C'est Ahmed Bey, l'Algérien... Ecrit dans un style simple, agréable, sans fioritures - mais attention à quelques maladresses inévitables sans doute dans une première publication, et tout particulièrement quand il s'agit d'un travail romanesque «sur l'histoire», car si même la fiction n'est pas un calque de la réalité, elle n'autorise pas, je pense, un excès dans la double articulation du vrai et du vraisemblable -, nous avons le plaisir de lire cette première partie de la magnifique histoire de Ahmed Bey de Constantine. Mais il faut oublier que l'on s'instruit aux sources de l'histoire. Ici, quoi qu'on fasse, on reste dans la fiction, la bonne fiction qui émeut et qui donne la fierté d'être ce que l'on est. Voilà une oeuvre que j'aurais voulu primer pour encourager l'auteur au 13e SILA d'Alger, si j'avais eu quelque pouvoir en dehors de mon Temps de lire de mercredi à L'Expression. (*) AHMED BEY L'ALGERIEN (Livre 1) de Nasredine Guénifi Editions Alpha, Alger, 2008, 240 pages.