Hiver 94. Alors que l'Algérie plonge encore plus dans la série de meurtres d'intellectuels et de journalistes, une tentative de médiation par l'intermédiaire du grand avocat français Me Vergès est entreprise par Ahmed Fattani. Il s'agissait de faire, à partir de la prison militaire de Blida, une fetwa signée par le n° 2 du FIS Ali Benhadj proclamant que les assassinats d'intellectuels et de journalistes sont illicites et proscrits. «Seul Vergès pourra le faire. A part lui, personne d'autre ne réussira cette opération», avance péremptoirement mon interlocuteur. Devant mon visible manque d'enthousiasme à solliciter les services d'une personnalité aussi décriée par les médias, le cercle d'amis à m'entourer ce soir-là dans une brasserie parisienne du XIe arrondissement, insista un peu plus. Deux jours plus tard, sous la pression de mes amis, je décidais de passer à l'action. Une avocate algéroise, installée près de la place d'Italie, allait me préparer le terrain à cette rencontre avec le maître du Barreau parisien. «- Tu peux lui faire confiance. C'est un homme d'honneur», me dit Me Fawzia Bouaïtta. Fawzia est la veuve du grand avocat, Nabil Bouaïtta, emporté brutalement en septembre 1993 dans un grave accident de la circulation. Ce talentueux avocat livrait, à mes côtés, avant sa mort durant l'été 93, l'une de ses plus importantes batailles médiatico-juridiques ayant marqué l'Histoire des débuts de la presse libre en Algérie. Avec un collectif d'avocats qu'il a constitué autour de lui, Nabil Bouaïtta allait se battre pour faire lever la mesure de suspension frappant mon journal Liberté. Ce mois de juillet 93, cet avocat descend de Paris pour venir à Alger, livrer, contre le gouvernement de Belaïd Abdesselam, une glorieuse bataille juridique sur un terrain où il s'exposait à chaque instant à toutes les menaces de mort des milieux islamistes et de certains clans ravis de la disparition des kiosques d'un journal adulé, alors, par les Algériens. L'avocat Bouaïtta était une personnalité à multiples facettes. Ses succès dans les prétoires des tribunaux algériens et à l'étranger, suscitaient de redoutables jalousies auprès de ses confrères. Il n'était pas en odeur de sainteté dans les milieux de la justice où juges, procureurs et avocats avaient souvent maille à partir avec lui. En outre, il était médiatisé. Pas un débat dans la presse ou à la télé, pas un grand procès où l'ombre de Nabil Bouaïtta ne vienne hanter les coulisses. Il courait toujours aux quatre coins du globe pour assurer la défense d'un de ses clients à Abidjan, Dakar, New Delhi, Londres, Montréal. Cet avocat, amateur de livres et d'objets de collection, était aussi un chroniqueur politique. Il avait réalisé pour le compte de la presse algérienne des interviews de grandes figures de la vie politique internationale. Entre Nabil et moi, il y avait beaucoup d'atomes crochus. Dans le microcosme politique parisien, très attaché à la situation politique en Algérie, le couple Bouaïtta était toujours aux avant-postes pour renseigner et orienter ses compatriotes. Avec son allure de jeune premier, le verbe haut et incisif, charmeur à souhait, l'avocat était une sorte de d'Artagnan dans le kafkaïen monde judiciaire algérien. «La grandeur d'une nation, aimait-il à dire, se mesure à l'aune de sa Justice». Jacques Vergès, ce maître du Barreau français, trouvera vite en lui le condisciple idoine prêt à se battre à ses côtés lors de procès retentissants comme celui du nazi, Klaus Barbie. Faire son baptême du feu sous la baguette de ce gourou du prétoire est, il est vrai, un rêve qui passionne de nombreux avocats du tiers-monde. La disparition brutale de Nabil Bouaïtta, avocat-conseil du journal Liberté, survenant après celle de mes confrères assassinés par des terroristes, était un coup dur pour moi et mon entourage. Sa mort allait emporter avec lui beaucoup de nos projets communs. Toujours heureuse de rendre visite aux amis de son époux, Fawzia Bouaïtta se montra pleine de diligence pour m'arranger un rendez-vous avec Vergès. Moins de vingt-quatre heures après, elle me rappelle pour me communiquer la réponse positive de l'avocat pour un rendez-vous qui allait, peut-être, changer le cours de l'Histoire en Algérie entre protagonistes d'un conflit meurtrier. «- Il t'attend le mercredi à 16 heures. Il te connaît bien. Ton journal l'a interviewé lors du procès des dirigeants du FIS, m'a-t-il dit», ajouta-t-elle. Le 27 juin 1992, Maître Vergès conduisait le collectif d'avocats chargé d'assurer la défense des dirigeants du FIS En effet, le 27 juin 1992, jour d'ouverture du procès des dirigeants du FIS, Maître Vergès conduisait le collectif d'avocats chargé d'assurer leur défense. Les autorités algériennes terrifiées à l'idée de voir leur ancien compagnon de lutte, redoutable pour ses prises de position, passer dans le camp adverse, décidèrent de l'empêcher, coûte que coûte, d'arriver à bon port ce samedi 27 juin 1992. Accompagné de Nabil Bouaïtta, Vergès se voit soudain interdire de poursuivre son chemin par un barrage de la gendarmerie mis en place à l'entrée de la ville de Blida où devait se dérouler le procès. L'avocat parlemente. Puis, il acquiert l'intime conviction que ses anciens compagnons d'armes, aujourd'hui ministres et généraux, lui ont tourné le dos en ne lui pardonnant pas son «évolution politique en cours». «Me faire ça à moi ! crie, rouge de colère, Vergès à Me Bouaïtta. Ils me le paieront !» Avant de prendre l'avion pour Alger, l'avocat parisien avait, pourtant, bien reçu les assurances formelles de l'un de ses confrères alors membre du Haut comité de l'Etat (HCE), que «rien ne viendrait entraver l'exercice de sa mission d'avocat». C'est connu, Vergès ne lâche jamais la proie pour l'ombre. En vérité, j'appréhendais cette rencontre avec Vergès. L'homme, mystérieux, était insaisissable par bien des aspects. Son aura de «salaud lumineux» n'avait pas fini de m'éblouir. Je savais qu'il était brillant. Ceux qui l'avaient fréquenté à Alger durant les premières années de l'Indépendance, avaient gardé de lui une image quasi mystique. Des ambassadeurs et des journalistes se rappellent bien le «mari de Djamila Bouhired», l'héroïne de la Révolution algérienne. Il était haut-fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères et aussi rédacteur en chef du prestigieux organe du FLN, Révolution africaine. C'est un agitateur d'idées. Il disparaîtra dans la nature le lendemain du coup d'Etat du 19 Juin 1965 durant dix ans. Il n'avait pas son pareil pour démêler l'écheveau des plus sombres dossiers médiatico-politiques ou celui des grandes affaires criminelles. L'élite algérienne avait de l'admiration pour ce personnage hors du commun. J'avoue que j'avais une peur terrible à l'idée de me faire posséder comme un petit correspondant de province par ce monstre sacré du Barreau. Et si pour des raisons inconnues, il rendait public l'objet de ma démarche. Peut-on à ce point être Dr. Jekyll et Mister Hyde? Vergès, c'est une star médiatique qui brille de mille feux. C'est aussi un homo politicus. Il n'y a pas de plateau d'émissions de télévision où il n'est convié par de célèbres animateurs. Ses bouquins sont des succès qui frisent les tirages de best-sellers. Ne dit-on pas que cette prima donna des médias jouit d'un incommensurable pouvoir de fascination? Après tout qu'ai-je à perdre à connaître ce moine, solde de la justice, qui se sent investi d'une mission quasi religieuse, même mystique dans la défense des cas les plus désespérés? Ce mercredi après-midi, le ciel de Paris était bas. A la grisaille d'angoisse et de froid qui tenaille en cet hiver 94, la Ville Lumière perce en moi le poids de cette étouffante atmosphère que ressent tout exilé. Place Clichy, dans une brasserie appartenant à un émigré de Béjaïa, m'attendait le correspondant du quotidien Liberté à Paris, Meziane Benarab. Face à Vergès, je voulais avoir un témoin en béton pour me prémunir de toute mauvaise surprise et surtout dans le cas où cette entrevue tournerait mal. Avec mes démêlés judiciaires, j'ai appris que la présence d'un témoin favorable au prévenu que j'ai toujours été, est un atout qui peut s'avérer capital pour remporter la partie. Je craignais fort que l'échec de mon initiative n'ouvrit la voie à des «révélations» à partir de l'extrapolation habituellement observée en la matière. En cas de rebuffade? On avisera. Je savais d'instinct que rien ne serait dans cette opération «politiquement correct». Beaucoup de monde serait impliqué dans les tractations qui vont se nouer entre Alger et Paris. A tout moment, le secret risque d'être éventé. Meziane Benarab est enseignant en économie dans une université parisienne. Il est apprécié pour ses qualités humaines. Sa discrétion et sa compétence professionnelle en font le correspondant idéal pour un journal dont les ambitions sont de devenir le premier quotidien arabe vendu en France. Benarab réussira sa mission de communication pour Liberté et évitera de tomber dans les rets tendus par une certaine faune d'Algériens pour instrumentaliser le journal à des fins de politique politicienne. Jusqu'à la dernière minute, j'ai évité de mettre dans la confidence Benarab. La veille au soir, au téléphone, je lui ai parlé simplement d'un «dossier urgent à régler». Fort de l'adage populaire arabe qui dit que «le secret de la réussite, c'est le secret», j'ai maintenu, jusqu'à l'ultime instant le black-out sur le sujet. A quelques minutes de l'heure du rendez-vous, je décide alors de le «brancher». «- Si ça marche, c'est un coup médiatique !» réagit Benarab. «Je te demande seulement de garder le secret quoi qu'il arrive !». En vérité, je redoutais des représailles éventuelles contre mes journalistes. Vergès est ponctuel au rendez-vous. Nous nous rencontrons juste au moment où il descendait de voiture à l'entrée de son hôtel particulier, situé à quelques dizaines de mètres de la place Clichy. Dans son bureau du premier étage, l'atmosphère est «vergésienne». L'empreinte de l'occupant est décelable depuis le choix du style d'ameublement, aux objets d'art d'un goût raffiné et ésotérique en passant par l'ambiance feutrée d'un bureau où le mystère du personnage cohabite avec les senteurs du meilleur cru de Havane. Mon hôte me propose un de ses calibres favoris de ce tabac cubain que je décline aimablement, malgré une forte tentation, en raison de problème de santé. «Je crois comprendre, M.Fattani, qu'il faille laisser à plus tard le calumet de la paix», lance Vergès un tantinet spirituel. L'avocat engage aussitôt après, le débat sur le drame algérien. C'est un long monologue qui charrie des sentiments de regrets, mais prodigue en reproches pour un régime allant de reniements en reniements et qu'il accuse aujourd'hui de parjure. Il est convaincu que le compte à rebours a commencé pour le pouvoir. La liberté des peuples est sacrée. Comment alors expliquer le coup de force des militaires pour ravir leur victoire aux islamistes, si ce n'est par leur obstination à fouler aux pieds la souveraineté du peuple algérien. Et ces camps de détention dans le Sud algérien, ne ressemblent-ils pas, en fin de compte, à de vrais camps de concentration où 10 000 militants du FIS croupissent pour le simple crime d'avoir remporté les législatives dès le premier tour ? Les Algériens, les vrais, sont du côté de la justice : ceux qui ont choisi le parti des islamistes. La junte militaire a pris en otage tout un peuple. Des militants de la cause islamiste sont enlevés, torturés, assassinés. Les intellectuels (il en existe) proches du FIS sont voués à la chasse aux sorcières. Le régime militaire est vomi par les Algériens. Les intellectuels qui défendent les thèses contraires à celles des islamistes sont des collaborateurs au même titre que ceux qui, sous Vichy, avaient choisi délibérément le camp des nazis. Voilà la synthèse de l'implacable réquisitoire dressé par Vergès contre le pouvoir algérien, mais aussi contre les démocrates et les intellectuels opposés à l'alternative islamiste. Pour l'avocat français, les généraux défendent leurs rentes et les intellectuels qui les soutiennent commettent le crime irréparable de forfaiture devant leur peuple. L'entrée en matière violente charrie des sentiments de mépris et de haine de Vergès contre ses anciens compagnons d'armes. Son livre Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires, exprime avec éloquence cette inimitié. D'ailleurs, il ne fait pas de quartier. Dans ses sorties et dans ce qu'il accuse d'être un outrage à la liberté des peuples, l'avocat ne renonce jamais à sa technique de provocation. C'est vrai, le style fait l'homme. Vergès qu'à l'instar de tous les systèmes totalitaires le populisme est la source du mal. Je décide, à mon tour, d'enfoncer le clou. - « Je ne partage pas votre analyse, au moins, sur deux points essentiels: le devenir des libertés, de la démocratie et de l'alternance au pouvoir en Algérie sous un régime islamiste. Ensuite, la position des intellectuels algériens que vous comparez, de façon cavalière, aux intellectuels français sous Vichy.». Vergès se plante. Il sait qu'à l'instar de tous les systèmes totalitaires, bien souvent le populisme est la source du mal. La nature de l'intégrisme est bien fasciste. Les chefs du FIS ne se sont-ils pas empressés de déclarer au lendemain de leur victoire aux législatives que ce serait la dernière fois que des élections libres sont organisées ? Et qu'en guise de conclusion à leur sortie médiatique, ils considèrent que « la démocratie est kofr ». Une hérésie. Jouer à ce jeu, c'est sacrifier la démocratie. Le FIS est un parti fasciste comme tous les autres. Les meilleurs discours ne sauraient l'affranchir de sa vraie nature. Quant à l'accusation contre les intellectuels algériens, elle relève de la pure calomnie. Il est évident que la comparaison avec les intellectuels français, collaborateurs du IIIe Reich, est erronée. Sous Vichy, des écrivains, des journalistes ont trahi leur pays pour se mettre au service d'une puissance étrangère, de l'occupant allemand. En Algérie, le conflit oppose strictement des tendances nationales. Islamistes, nationalistes et démocrates. Les intellectuels, chez nous, se déterminent surtout par rapport à leurs idées et à leur philosophie politique. Il n'y a pas d'occupant étranger. Et le conflit est algéro-algérien. La thèse de Vergès est a priori superfétatoire.