Entre songe et folie, l'esprit troublé mais libre voyage sous le souffle d'El Anka... «Vivre c'est naviguer et naviguer c'est accepter le risque de se noyer», dit Sadek Aïssat dans Je fais comme fait dans la mer le nageur, son dernier roman sorti chez Barzakh Editions. Journaliste, chroniqueur au quotidien Le Matin où chaque jeudi, il publie «son café mort», Sadek Aïssat est aussi l'auteur de deux romans parus aux Editions Anne Carrière. Il vit et travaille à Paris. Lire son dernier roman, c'est entrer dans les pensées intimes du narrateur qui nous dévoile ici ses déchirements, ses peurs, ses craintes les plus secrètes, trace les contours du pays de ses rêves où «il y a la mer et beaucoup de vent.» Son vertige d'être vivant. Blasé, lucide, pathétique ou plutôt philosophe, il n'a de cesse de se poser des questions existentielles à même de trouver un sens à sa vie. «La réalité est-elle d'une autre substance que ce conglomérat de lâches évidences auxquelles nous fabriquons hâtivement une raison qui nous permet de survivre?» s'interroge-t-il. Et de révéler: «Les vérités les plus simples, celles que nous passons nos vies à compliquer, nous n'arrivons pas à les atteindre par la pensée, elles nous sont révélées». Divisé en neuf chapitres, Je fais comme fait dans la mer le nageur nous livre par bribes des éléments épars sur l'identité du narrateur qui affirme à l'incipit du roman: «Je suis un porte-plume. La parole, c'est celle de D. Z. D.Z. qui, à trop penser, a eu mal aux yeux et a eu constamment de l'eau dans les yeux.» Son père est décédé, il a dû quitter de Paris pour le foyer Sonacotra de St-Geneviève-des-Bois après avoir détruit passeport et carte de séjour. Un acte irréfléchi qui fera basculer «son existence de façon irrémédiable». Depuis, il erre dans les quartiers sales et dans les gares, submergé par le cafard et fréquente assidûment les bistrots. Là où il fait connaissance avec Djelloul, le barman, qui trépasse dans sa chambre. Plus que la mort, le narrateur est taraudé par cette idée obsédante de voir la mer et choisit d'être apatride. Pour «n'être lié à rien, n'avoir à se justifier de rien ni devant personne. Assumer l'errance». Et puis le coup de foudre qui survint un jour au bord du canal, auprès de Sien «aux longues jambes». De là naîtra cette drôle d'amitié chargée de désir ardent et cet amour partagé pour les livres. «J'aime imaginer des histoires», dit Sien tandis que lui note ses «post-it» sur son cahier d'écolier. «En donnant tour à tour la voix à ses personnages, dans une lente dérive mélancolique, Sadek Aïssat nous propose ici une méditation grave sur la douleur de l'exil, les vicissitudes de la mémoire et la nécessité de l'écriture», note l'éditeur sur la deuxième couverture du livre. On ajoutera, pour notre part, son sentiment sur l'amour «ce pacte tacite avec la mort». Et la vanité des hommes sous forme de confessions. «Il a mis la peur en moi mais je ne voudrais pas que cette peur me quitte car je veux encore l'aimer et aimer, c'est ne plus être seule», confie Sien. Prostituée, de mère française et de père algérien, «arabe» est Sien. N'empêche c'est une mordue de lecture. L'âme solitaire, le narrateur aime aussi jouer du mandole et écouter en boucle sur son radio-cassette El Anka chanter: «Je fais comme fait dans la mer le nageur». le mystère du titre du roman est enfin dévoilé ici. «La musique c'est une âme qui entre dans ton âme et dans ton corps (...) La musique est-elle autre chose que de l'amour et du désir? Le coeur est capable de tous les émois, mais la musique d'El Anka est au-delà de l'émotion. Il est le phénix cardinal qui possède l'instinct du temps, le génie du ton», dit le narrateur qui trahit en filigrane une profonde blessure, une lancinante nostalgie pour son pays. Cette musique, une bouée de sauvetage pour s'agripper au passé, à son pays, sa famille...Sadek Aïssat, dans sa solitude froide, écrit, pour ne pas se perdre, se retrouver enfin. Se démarquer surtout. «Dans ma tête seulement, je suis libre. Et c'est là que je suis marginal et sauvage.» Ici, on pose les jalons de la nécessité de l'écriture qui, pour l'écrivain ou le narrateur, est une béatitude, une des raisons d'être. Aussi, de Sid Ahmed, sans doute dont les initiales S. A. S. rappellent celles d'un autre chroniqueur du Matin. Celui-là bien vivant. Tandis que le «personnage», lui, meurt. Une énième personne qui disparaît. C'est dire l'atmosphère macabre qui règne dans ce roman. Quant à D. Z., qu'en est-t-il advenu? «Qu'importe, il est vivant ou mort quelque part. Il nous échappe. C'était mon compagnon de songe, un double ou intercesseur. Une partie de moi», confie le narrateur. Réflexions profondes, poésie et métaphores, ce livre en est imprégné. C'est une longue méditation à découvrir absolument. Car c'est enfin, de se battre sans cesse pour ne pas sombrer dans la folie et se noyer dans la tourmente dont il s'agit.