C'est dans les maquis que verra le jour le cinéma algérien. Un cinéma qui allait accorder une place tangible à l'identité historique et culturelle d'un peuple soucieux de se retrouver, de se préserver et de s'assumer librement. À l'issue du Congrès de la Soummam plus précisément qui, dès 1956, avait jeté les bases d'une réflexion sur la nécessité de mobiliser tous les moyens de communication au service de la cause algérienne. Interpellé par ses convictions anti-colonialistes, René Vauthier allait, à l'initiative de Abane Ramdane, favoriser la naissance d'une structure de formation susceptible de doter la Révolution nationale d'une mémoire audiovisuelle. L'Algérie en flammes de René Vauthier, Sakiet Sidi Youcef et Les Réfugiés de Pierre Clément, Les fusils de la liberté, La voix du peuple, Yasmina de Djamel Tchanderli et Mohamed-Lakhdar Hamina, Djazaïrouna que ces deux réalisateurs ont signés avec le Dr. Chaulet, sans oublier de nombreux autres reportages réalisés aux frontières et à l'intérieur dans les maquis par Cécile de Cujis, Stevan Labudovic ou Carl Gass qui signa, en 1961, Allons enfants pour l'Algérie. La représentation de l'Histoire du mouvement national par l'image a-t-elle réellement occupé une place privilégiée dans les préoccupations des cinéastes et des appareils idéologiques d'Etat algériens ? Coincé entre la fiction et la réalité, le film algérien n'a pratiquement jamais pu, ou su, c'est selon, faire œuvre historique alors que cette représentation a eu le mérite singulier d'insuffler aux cinéastes une impulsion idéologique décisive. C'est ainsi que de 1962 à 1970, ils porteront à l'écran les faits les plus marquants de la Révolution nationale. Des œuvres aussi émouvantes que prestigieuses voient le jour : Une si jeune paix de Jacques Charby, La nuit a peur du soleil de Mustapha Badie, L'aube des damnés d'Ahmed Rachedi, Le vent des Aurès de Mohamed-Lakhdar Hamina, L'enfer à dix ans (collectif), La voie de Mohamed-Slim Riad, sans oublier La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo. Alors que des films comme Les hors-la-loi de Tewfik Farès, L'opium et le bâton d'Ahmed Rachedi ou Décembre de Mohamed-Lakhdar Hamina ne sont pas compris dans cette filmographie tant il leur est reproché d'emprunter le plus souvent les archétypes en vigueur dans les westerns américains où le rôle du peuple est sacrifié sur l'autel de l'héroïsme individuel. Un nationalisme anachronique et des mythes inhibiteurs Un constat que partageait l'intellectuel algérien Mostefa Lacheraf, pour qui l'héroïsme dans sa conception individuelle fracassante et sa finalité souvent gratuite et romantique ont contribué à perpétuer un nationalisme anachronique qui détourne les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société sur des bases concrètes en dehors des mythes inhibiteurs et des épopées sans lendemains. Une attention toute particulière mérite d'être accordée au réalisme politique du cinéma algérien. Un réalisme grandement facilité par le déclenchement de la “révolution agraire”, le 8 novembre 1971, qui va permettre à ce moyen d'expression d'entrer dans une nouvelle phase que d'aucuns, allant vite en besogne, ont pompeusement baptisée “cinéma djidid” (cinéma nouveau). Le charbonnier de Mohamed Bouamari, Noua de Abdelaziz Tolbi, Les spoliateurs de Lamine Merbah, Les bonnes familles de Djaffar Damerdji, Et-Tarfa de Hachemi Chérif, L'embouchure de Mohamed Chouikh, Le journal d'un jeune travailleur de Mohamed Ifticène, Près du peuplier de Moussa Haddad, Sueur noire de Sid Ali Mazif et La guerre de libération de Farouk Belloufa, en sont les œuvres les plus marquantes. Est-ce à dire, pour autant, que le signifié et le signifiant des films en question, cette approche nouvelle, soient en complète rupture avec la conception cinématographique dominante ? Bien qu'il se distingue de celle-ci par le refus de toute falsification de l'Histoire et le rejet de tout un arsenal de recettes dramatiques fondées sur une spectacularisation tapageuse, le “cinéma djidid” a cette tendance à évoquer complaisamment les fantasmes de son réalisateur, lorsqu'il ne procède pas d'une confusion provoquée le plus souvent par une interprétation déformée de la réalité nationale ou sociale.Quelques rares exceptions, cependant, parmi lesquelles il est aisé de citer Sueur noire, le premier long métrage de Sid Ali Mazif. Ce qui intéresse le réalisateur, en effet, ce n'est pas l'épreuve de force comme dynamique spectaculaire, mais comme dynamique révolutionnaire. De l'adolescent rejeté par la discipline de l'enseignement colonial vers le labeur sans avenir, aux ouvriers frustes, mais éveillés par l'humiliation à une nécessaire conscience de classe avant même de l'être au nationalisme, un courant passe, dont on sait qu'il ne tardera pas à trouver son sens, sa force et sa première victoire. Des corps suppliciés, de l'ironie, de la tendresse et de l'amertume Salué par de nombreux critiques comme un événement cinématographique en complète rupture avec le cinéma dominant de la même période, Tahia ya Didou de Mohamed Zinet a littéralement séduit par son langage et par cette infinie déambulade keatonienne de gosses dans une ville, Alger, que seul le flâneur apprend à découvrir et où seule sa majesté le temps prend la parole. Par le souvenir – les gravures de la conquête de 1830, envahies peu à peu par la psalmodie Algérie française ; par les caves de la préfecture, avec les corps suppliciés accrochés comme à l'étal des bouchers, par l'ironie, la tendresse et l'amertume. Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina, Palme d'or en 1975 du Festival de Cannes, tombe, on s'en doute, comme un cheveu dans la soupe au moment même où tous les films réalisés dans le prolongement de la “révolution agraire” étaient produits à l'aide de budgets dérisoires. Cette superproduction, tant décriée à l'époque, a cependant le mérite singulier de se présenter sous la forme d'un admirable poème dédié à la terre algérienne magnifiée par sa couleur, sa lumière. Plénitude visuelle qui trahit l'irrépressible passion de Mohamed-Lakhdar Hamina pour une terre à laquelle il reste viscéralement attaché. Deux cinéastes algériens vivant en France ont travaillé, eux aussi, sur la mémoire et l'écriture de l'Histoire. Mahmoud Zemmouri et Okacha Touita se distinguent, en effet, par leur irréductible volonté de tourner le dos aux idées reçues. Réalisé en Algérie par le premier nommé, Les folles années du twist est, à l'évidence, un film hors du commun. Traitant de la Révolution nationale algérienne sur le mode de la comédie, rejoignant en cela Mohamed Lakhdar Hamina et Mustapha Badie qui ont mis en scène Hassan Terro de Rouiched, cette œuvre va beaucoup plus loin que la satire. L'image fondatrice, légitimante et monolithique d'un peuple unanime luttant pour sa libération, accuse quelques rides. C'est dans le drame, en revanche, que s'installe Les sacrifiés de Okacha Touita qui aborde, lui-aussi, un thème en vigueur dans le cinéma algérien : les séquelles physiques et psychologiques de la guerre sur ceux qui ont subi les horreurs. Grâce à ces films, le cinéma algérien a indubitablement marqué le septième art arabe et l'a poussé à réfléchir sur lui-même, sur ses modes de représentation, ses conditions de tournage, sa manière de raconter une histoire, sur ses conceptions des personnages, bref sur son éthique et son esthétique. Avant d'être jeté, tel un bébé, avec l'eau du bain… A. M.