François Abou Salem, qui vient présenter à Alger Une Mémoire pour l'oubli, d'après le texte éponyme de Mahmoud Darwish, est l'un des créateurs du théâtre El-Hakawati, qui plonge ses racines dans la Palestine historique, et une figure incontournable du IVe art palestinien. Liberté : Pourquoi avoir choisi, en particulier, ce texte de Mahmoud Darwish, qui a pour arrière-plan les bombardements de Beyrouth en 1982 par l'armée israélienne ? François Abou Salem : En fait, Mahmoud a écrit ce texte, Une Mémoire pour l'oubli, en 1987, soit 5 ans après les faits. Il essaie d'y faire le bilan de la défaite de Beyrouth. Et c'est avec des mots très durs qu'il clôt ce livre : “Je ne vois que le naufrage.” En faisant cela, il interpelle le lecteur, notamment palestinien et arabe, en lui disant : “Arrêtons de ne pas vouloir voir dans quelle situation réelle nous sommes.” C'est une des raisons, mais nous n'avons pas pris ce texte en entier, nous aussi nous y avons fait nos choix. Nous avons sélectionné des passages à des fins de théâtre, alors que ce texte en prose, cette chronique poétique, n'était pas destiné à cela. En fait, la situation centrale, ce poète qui est coincé dans son appartement, sous les bombardements qui ne peut pas aller à la cuisine pour se faire son café. C'est ce moment qui nous a semblé universel que nous avons voulu mettre en scène. Quelque part aussi, c'est dire que dans le contexte actuel, notre principal mode d'expression ce n'est pas la politique, qui est bloquée, ce n'est pas l'économie, c'est la culture. C'est tout ce qu'il reste quand il ne reste rien. Vous entamez votre monologue par la mort, donc par la fin. Pourquoi ce choix ? On a effectivement commencé le spectacle par ce moment où le poète a peur de mourir. Que reste-t-il dans ce moment de panique, juste avant que les bombardements ne reprennent ? À quoi peut-il se raccrocher ? Darwish se raccroche à quelque chose de très simple, mais qui est récurrent chez lui, c'est de penser au café. Mais ce café est un café particulier, un café arabe, qu'on se fabrique soi-même le matin, et non celui qui sort de la machine, celui qu'on boit seul et qui accompagne l'éveil. Et Darwish part dans ce concept qui lui semble significatif de la culture. Il en fait le véhicule par excellence de la culture, mais aussi de l'individu. Dans la pièce, c'est le leitmotiv, c'est le moyen qu'a trouvé le poète pour ne pas devenir fou. Vous disiez que ce texte n'était pas destiné au théâtre à l'origine. Comment avez-vous pu y insuffler le rythme nécessaire ? D'abord, nous avons enlevé beaucoup d'éléments descriptifs. Nous avons aussi créé une petite dramaturgie au sein du texte. Un aller-retour beaucoup plus rythmé, beaucoup plus construit entre les bombardements, la peur de mourir, etc., et la possibilité de rêver, de survivre grâce à l'imaginaire, aux souvenirs. Car, c'est là le cœur du texte. Et justement, comment a réagi Mahmoud Darwish lorsqu'il a vu la pièce ? Mahmoud était très content de cette adaptation théâtrale. Il est venu nous voir à Jéricho, quelques mois avant sa mort. Il sentait qu'on avait saisi l'essentiel de ce livre. C'est curieux, mais je crois qu'il avait un problème avec ce livre dans la mesure où ce n'est pas sa forme favorite, la prose. C'est le poème, sa forme préférée. Je crois qu'il aurait bien aimé pouvoir écrire des romans, etc. Il a parlé un moment de quelque chose d'autobiographique. Et je crois qu'il a bien aimé ce concentré, cette dramatisation qu'offrait notre travail. Et je crois aussi que c'est son texte, où il se montre le plus. Il y parle de sa honte, de sa lâcheté. Darwish sort là pour la première fois un peu de son rôle, de sa position de chantre de la résistance, se montre plus humain. R. A. et S. Kh.