À l'âge de l'insouciance, des milliers d'enfants algériens sont privés de l'amour parental, de la chaleur d'un foyer et sont exposés aux menaces des gens de la rue. Leur avenir est compromis par un présent précaire. La solidarité familiale ne fonctionne plus à la mesure de la réputation de la société algérienne. L'action sociale de l'Etat, émaillée par des incohérences et des failles, ne protège pas efficacement les mineurs en danger moral et physique. Dès que la nuit les enveloppe de son lourd manteau noir, les rues d'Alger révèlent le visage hideux d'une société aveugle et sourde à la détresse de la frange vulnérable de sa population. Les éléments de la brigade des mineurs de la division-centre de la police judiciaire d'Alger en savent long sur le phénomène. À raison de rondes nocturnes, toutes les 48 heures, ils connaissent les moindres cachettes où se réfugient habituellement les mineurs en fugue ou carrément sans famille, pour échapper à la vigilance de la police. “Leur nombre a beaucoup baissé. La situation est maîtrisée à Alger. On fait le ramassage automatique des mineurs. Comme l'étau se resserre sur eux, il se déplacent vers d'autres wilayas”, commente la responsable de la brigade. Dans les bureaux de son unité se déroulait, en début de soirée du 1er février, l'audition d'une jeune fille de 17 ans, appréhendée alors qu'elle errait aux alentours d'une mosquée. Elle est arrivée, selon ses déclarations, la veille de Relizane, dans l'intention de trouver un emploi. “Mon oncle, qui m'élevait depuis la mort de mes parents, m'a mise dehors. Aucun membre de ma famille ne veut de moi”, raconte-t-elle. Quelques instants plus tôt, elle avait certifié aux agents de la Sûreté nationale qu'elle se rendait chez sa sœur aînée, mariée et résidante dans la capitale. Aussi bien les services de la police que le juge des mineurs sont souvent confrontés aux fausses déclarations des enfants et adolescents surpris en vagabondage. Ce qui complique quelque peu la prise de décisions adaptées à chaque cas. La jeune fille de Relizane est gardée, pour la nuit, dans des “geôles”, aménagés pour mineurs, au commissariat central. Elle sera présentée, le lendemain à la juge des mineurs près le Tribunal d'Alger qui statuera sur son sort, c'est-à-dire la placer dans un centre d'accueil ou la transférer vers sa wilaya d'origine. L'unité mobile du secteur de division centre de la police judiciaire reprennent leur tournée à travers les rues de la capitale. Vers 19h, deux jeunes adolescentes marchant seules sous les arcades de l'avenue Zighout-Youcef sont repérées par les agents. Au moment où la Nissan de la Sûreté nationale s'arrêtait à proximité, les jeunes filles sont agressées par deux jeunes qui les suivaient depuis la place des Martyrs. “Un garçon de djamaâ lihoud (la mosquée Katchaoua) nous a frappées. Hagrouna car nous sommes dans la rue”, crie l'une d'elles en direction des policiers. Tandis que l'aînée, les yeux embués de larmes garde le silence, la plus jeune parle avec véhémence. “Je ne suis pas mineure”, martèle-t-elle aussitôt qu'elle prend conscience de la situation. De fil en aiguille, Wahiba finit par reconnaître son véritable âge : 15 ans. Sa sœur bouclera ses 19 ans au printemps 2009. La vingtaine ne met, toutefois, pas cette dernière à l'abri des émotions nées des difficultés auxquelles elle est confrontée depuis qu'elle est sans abri. Les larmes lui inondent le visage. Elle montre un ventre strié de cicatrices. Elle raconte qu'elle le taillade à chaque fois que son désespoir atteint son paroxysme. “Parfois j'ai envie de mourir”, se confie-t-elle à l'officier de la police. La cadette, qui semble avoir les nerfs plus solides, informe qu'elles doivent rejoindre leur maman au square Port-Saïd. On retrouve, effectivement, cette dernière à cet endroit, en compagnie de sa troisième fille âgée de 10 ans. Abandonnant pour un moment ses baluchons et sa benjamine endormie, elle se rapproche de ses aînées, les sermonnant pour leur retard. “Cela fait des heures que je vous attends.” Aux policiers qui lui posent des questions sur les origines de cette vie d'errance, la quadragénaire explique que son mari a vendu le logement social dont la famille a bénéficié à Baraki et a disparu dans la nature. “Nous sommes dehors depuis la fête de l'Aïd-El-Adha”(début décembre, ndlr). Elle raconte que ses parents ne veulent pas les héberger car elle s'est mariée, à l'âge de 17 ans, contre leur volonté. “J'ai une fille mariée, mais mon père ne m'a jamais pardonnée”, dit-elle d'une voix éteinte, comme pour mesurer le sacrifice qu'elle a consenti pour vivre auprès d'un homme qui les a vouées – elle et ses filles – aux gémonies sans états d'âme. Elle raconte qu'elle renouvelle des certificats de maladie, depuis des semaines, pour ne pas perdre son emploi à Saïdal. Ses enfants ont interrompu brutalement leur scolarité. “Je cherche une location, mais c'est difficile. Je ne peux pas payer six mois ou une année d'avance. On m'a proposée la location d'une pièce cuisine à la Casbah pour 6 000 DA par mois. J'attends la confirmation du propriétaire pour emménager”, précise-t-elle. Au lever du jour, elle met les affaires de la famille aux consignes et se met en quête d'un toit. Les efforts de la journée sont, néanmoins infructueux depuis des semaines. Le soir venu, mère et enfants se réfugient sous les arcades à proximité du tribunal d'Alger. La responsable de la brigade des mineurs lui propose de mettre ses filles dans un centre d'accueil en attendant que la situation se normalise. “Je ne veux pas me séparer d'elles”, se rebiffe la dame, précisant que les responsables de Dar Errahma n'ont pas voulu les héberger toutes ensembles. L'officier de la Sûreté nationale lui explique que des jeunes filles constituent des proies faciles aux malfrats de tous genres. “Placez-les avant qu'il ne leur arrive malheur”, conseille-t-elle. “Je veille sur mes filles, blotties contre moi, toute la nuit. Je ne ferme les yeux qu'au moment de la prière de l'aube”, rassure la quadragénaire, insistant encore sur ses tentatives de trouver un logement. Sa cadette intervient dans la discussion, en précisant qu'elles dorment avec une arme blanche sous la tête. Pour l'heure, la famille subsiste grâce aux ménages que les filles effectuent dans les buvettes de la placette. “On nous paye 200 DA par jour pour un nettoyage qui dure de 7h à 10h.” Elles mendient aussi. “Je n'ai pas honte à le dire”, se révolte Wahiba, en jurant qu'elle sait se défendre aussi. Elle évoque Dahlia, plus connue sous le sobriquet de Pitbull. “Elle sait manier le couteau comme un homme”, rapporte l'adolescente. Dahlia est connue des services de la brigade des mineurs, pour sa propension à la bagarre. Ils sont tout aussi familiarisés avec le cas de Zohra, qui a pour adresse permanente, depuis ses 15 ans, la placette de la Grande Poste. Nous la retrouvons à cet endroit, serrant contre elle son fils de 8 ans. Le garçonnet ignore le sens de la famille et celui d'un foyer. Il est né et vit dans la rue. Est-il juste de le laisser grandir dans un environnement hostile à son épanouissement ? N'est-il pas en danger moral ? “Tant qu'il n'est pas maltraité ou mal nourri, nous n'avons pas le droit de le retirer à sa maman. D'autant qu'il est scolarisé”, nous explique-t-on. À la place des Martyrs, au square Port-Saïd et à proximité du siège de l'Assemblée nationale, de nombreuses femmes, portant des bébés ou traînant de jeunes enfants, occupent les espaces, relativement protégés de la pluie. À notre passage, une jeune femme de 39 ans avance, avec dans les bras une fillette de 13 mois emmitouflée dans une grosse couverture. “Mon mari m'a répudiée. J'ai pris le bébé et lui ai laissé nos quatre autres enfants, scolarisés”, témoigne-t-elle. Pour elle aussi, la solidarité familiale n'a pas fonctionné. “Aucun membre de ma famille n'a voulu nous héberger. Vous savez, la vie est chère. Les gens font des calculs pour éviter les dépenses supplémentaires.” En définitive, les enfants sont les damnés de cette dure réalité de l'Algérie du XXIe siècle. S. H. 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