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Bouteflika, le bonimenteur
Publié dans Liberté le 08 - 07 - 2003

Relisons cette phrase du président Bouteflika prononcée devant des journalistes à Strasbourg : “Je peux régler la crise en Kabylie.” Ah bon ?! Deux années passées après que les gendarmes eurent assassiné plus de 120 personnes ; deux années passées après que des centaines de jeunes Algériens eurent été jetés dans les geôles de Tizi Ouzou, Béjaïa et Bouira ; deux années de colère et de deuils ; deux années de répression, d'émeutes et de rébellion, le Président se découvre une soudaine aptitude à trouver une solution au drame. On aurait tant aimé croire Bouteflika si ses paroles n'étaient pas dépourvues d'une belle hypocrisie ; de cette hypocrisie qui fait dire aux dirigeants politiques algériens exactement le contraire de ce qu'ils accomplissent. On aurait aimé croire Bouteflika si cette phrase ne sentait pas le parfum rance d'une campagne électorale ; le goût moisi d'une deuxième course vers la présidence. Cette phrase de Bouteflika sent les relents d'un homme qui part à la chasse. Parce qu'il part, il est plus juste de dire qu'il est déjà parti, en campagne pour tenter de se faire réélire. Et voilà que son chemin passe désormais par la Kabylie.
Quitte à briguer un second mandat, autant jouer son va-tout : inviter Chirac en grande pompe en Algérie, feindre la compassion sur les cadavres et les ruines du séisme de Boumerdès et faire croire, aujourd'hui, que la solution de la crise est désormais entre ses mains.
Mais pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour régler cette crise, lui qui affirme solennellement maintenant posséder les moyens de le faire ? Pourquoi avoir si longtemps tergiversé, calculé et manipulé lorsqu'il affirme vouloir user de ses prérogatives constitutionnelles pour favoriser un heureux dénouement ?
La réponse est simple : Bouteflika est un bonimenteur, doublé d'un habile calculateur. La ruse, la roublardise sont son mode de gouvernance. Voici donc les preuves qui attestent que ce Président n'est pas animé de sincérité. En mai 2001, quelques jours après le déclenchement des événements, Bouteflika annonce la mise en place d'une commission d'enquête nationale. Il charge le professeur Mohand Issad, un éminent avocat, de mener cette mission. L'avocat accepte à contre-cœur, flairant un cadeau empoisonné. Mais, il parvient à accomplir un travail remarquable. Nous étions, nous journalistes, les premiers à douter d'une telle commission. Nous avions eu tort.
L'enquête se révèle digne de la réputation du professeur : elle est sobre, accablante et sans concessions. Et surtout, elle est objective. Le document explique la génèse du drame et définit clairement les responsabilités des institutions qui ont géré le cycle meurtrier. Ces responsabilités, ces faisceaux de culpabilité se trouvent à tous les niveaux de l'Etat. Bien sûr, les rapporteurs ont délibérément occulté les noms des coupables, des présumés assassins et des vrais commanditaires. Gardons-nous, ici, de leur faire le reproche de ne pas divulguer les noms. Cela n'est nullement leur tâche. On ne peut être à la fois, observateur neutre, procureur intransigeant et juge impartial.
Le professeur Issad et son équipe ont donc eu le mérite de ne pas endosser plusieurs casquettes. Si tel était le cas, leur travail aurait été décrédibilisé.
En juillet, la commission dépose son rapport sur le bureau du Président. Là s'arrête le travail de l'enquêteur, ici commence celui du politique : prendre les décisions les plus justes, les moins partiales et les plus téméraires. Nous avions attendu de Bouteflika qu'il accomplisse dignement son geste, qu'il honore sa promesse et qu'il prenne ses responsabilités, à savoir débusquer les coupables de crimes, ordonner leur arrestation, engager des poursuites judiciaires contre les assassins. à la justice d'accomplir son travail et aux politiques d'en prendre acte et d'en tirer les conclusions.
Une commission, des résultats, zéro décision
Mais, qu'est-ce qu'il a fait ? Il a tout simplement ignoré le travail de cette commission d'enquête. Pour l'anecdote, Bouteflika n'a rencontré le professeur Issad qu'une seule fois. C'est Issad, lui-même, qui le reconnaît au cours d'une remarquable enquête publiée par un journal on line Algeria-Interface (www.algeria-interface.com). Il serait, sans doute, inutile de s'attarder sur le sérieux que porte ce président à propos de cette commission. Résultat : aucune suite n'a été donnée.
En attendant, les assassins se sont évanouis dans la nature. Mis à par, le gendarme Mestari Merabet, l'auteur de l'assassinat du jeune Massinissa Guermah le 18 avril 2001 à Beni Douala, tous les autres gendarmes et policiers sont libres de leurs mouvements. Bien sûr, la Gendarmerie nationale et le ministère de l'Intérieur peuvent toujours nous rétorquer que plus de 23 personnes ont été mises aux arrêts de rigueur. Mais, il reste une évidence : 23 personnes ne peuvent, à elles seules, causer la mort de 120 personnes, dans différents endroits de la Kabylie et dans une période qui s'étale sur au moins deux mois. Mais où se sont donc réfugiés les autres coupables, ceux qui avaient sciemment visé la tête des manifestants avec des balles explosives, ceux qui avaient tué froidement dans le dos, ceux qui avaient achevé leurs victimes d'une balle dans la tête, ceux qui avaient torturé, ceux qui avaient sodomisé des gamins à peine pubères, ceux qui avaient arraché les poils de barbe d'adolescents à peine imberbes ? Ceux-là, ces vrais coupables, ont été affectés dans de nouvelles garnisons pour mieux les soustraire aux regards des familles implorées et, surtout, les arracher aux griffes de la justice.
Les comptes-rendus des journalistes, ayant couvert les événements, foisonnent de ces exemples où la population a parfaitement identifié les auteurs de tirs meurtriers. La population possède les noms, les profils et les descriptions physiques à même de les débusquer. Mais hélas, les criminels ont été mutés quelques jours plus tard vers d'autres régions plus clémentes. Si on avait voulu dissimuler la vérité on ne se serait pas pris autrement. Eloignés de la Kabylie, mutés ailleurs, les coupables échappent aux procès. De ces procès qui, tenus dans la transparence et l'équité, auraient irrémédiablement éclaboussé les institutions de l'Etat algérien.
Des délégués embastillés pour faire monnaie d'échange
Autre preuve à charge de Bouteflika ? Le dialogue initié par le gouvernement Benflis avec les délégués du mouvement citoyen. Un fiasco. Au lieu d'engager des discussions sérieuses avec les vrais représentants des archs, le pouvoir a recours à l'entourloupette et à l'esbroufe. Encore
une fois, la hâblerie fait office de mode de gouvernance. Qu'avions-nous eu comme résultats ? Des délégués fabriqués dans les couloirs du ministère de l'Intérieur, des représentants recrutés dans la petite pègre locale, et des mandataires payés au petit rabais. L'un bénéficiera d'un logement, l'autre d'un poste dans une administration et un autre d'un téléphone portable. Mais, tous complices d'une formidable lâcheté : celle qui consiste à marchander le sang des martyrs de la Kabylie pour des avantages matériels. Ceci pour les délégués. Et celle qui consiste à substituer une légitimité populaire par une délégation aussi maffieuse qu'indigne. Ceci pour le pouvoir.
Quelle a été la conséquence de ce dialogue initié à l'automne 2001? Une gigantesque mascarade. Faute d'avoir réussi à désamorcer la bombe, le pouvoir s'est retrouvé davantage enfoncé dans le bourbier.
La révolte continue et Bouteflika demeure toujours incapable de régler la crise. Quant au sort des délégués usurpateurs, il a été à la mesure de leur lâcheté : ils sont bannis de la Kabylie. L'histoire de l'Humanité a toujours réservé un sort funeste aux traîtres, et en cela, la Kabylie n'a hélas rien inventé.
Une autre preuve de l'incapacité manifeste de Bouteflika à trouver une solution ?! La voici. La Kabylie refuse d'aller aux élections législatives de mai 2002 avant un possible dénouement. Elle met en garde contre une telle aventure. Bouteflika s'obstine. S'il est vrai qu'un gouvernement ne doit pas céder au chantage, celui de la rue ou des sentiments, il n'en demeure pas moins qu'il se doit d'écouter cette rue et cette population qui revendique justice et réparation. On ne peut vouloir construire un pays, regagner la confiance des électeurs, redonner le moral aux populations lorsqu'on leur refuse la moindre des choses, et cette chose passe par une réparation morale. Et c'est justement cette réparation morale, ce travail nécessaire de justice envers les victimes et contre les coupables qui est attendu.
Cela ne fut pas le cas. Il n'est pas opportun ici de juger des initiatives des partis politiques qui se sont engagés pour ou contre ces élections. Hélas, de cette aventure politique subsiste un résultat : ces élections furent une totale déconfiture pour le pouvoir. Et en définitive, elle n'a contribué qu'à une seule chose : accentuer la fracture entre le pouvoir et cette région du pays.
Certes, une nouvelle assemblée est élue. Les députés siègent au Parlement et les apparences sont sauves. Pour combien de temps ? Le temps d'un été. Car, de nouvelles élections locales s'annoncent pour le mois d'octobre.
Là encore, Bouteflika croise le fer avec cette population qui ne veut pas de ce scrutin avant qu'une solution ne soit esquissée. Les délégués dont on ne louera jamais assez la capacité de la mobilisation, le sens du dévouement démocratique, quels que soient les reproches que l'on puisse leur faire, répètent qu'il ne saurait y avoir de solution à la crise sans une prise en charge réelle des revendications de la plate-forme d'El-Kseur. A défaut d'ouvrir de vraies négociations ; à défaut de surseoir à cette échéance électorale pour permettre aux Algériens d'aller voter dans la sérénité et la tranquillité, Bouteflika maintient son calendrier. Les élections auront lieu avec ou sans la Kabylie, fait-il savoir. Qu'avions-nous constaté ?
Des élections truquées un peu partout dans le pays et un scrutin encore une fois boycotté par les électeurs de Kabylie. Il fallait sans doute faire preuve d'un grand courage politique pour prendre la décision de les reporter en attendant de régler définitivement la crise. Il fallait que Bouteflika fasse ce geste. Il ne l'a pas fait. Pis, il avait chargé son ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, d'accomplir la sale besogne : celle de pourchasser les délégués et de les mettre en prison.
Les promesses n'engagent
que ceux qui y croient
Comment prétendre vouloir régler la crise lorsqu'on jette en prison des Belaïd Abrika, Rachid Allouache, Bezza Benmansour, Ali Gherbi et autres Farès Oudjedi, pour ne citer que ceux-là ? Quels que soient les reproches que l'on puisse leur jeter à la face et quelles que soient les tares dont on peut les taxer, ces hommes possèdent une légitimité difficile à contester. Lorsqu'ils animent des meetings, ils sont des milliers à venir les écouter. Et on ne fera pas l'injure à l'assistance d'être venue les acclamer par la force et sous la contrainte. Cette capacité de mobilisation, cette conviction qu'a la population en Kabylie à renouveler sa confiance aux délégués, Bouteflika ne les a jamais admises. C'est parce qu'il ne les a jamais admises, qu'il les embastille.
Aujourd'hui, les délégués sont hors de prison, mais en liberté provisoire.
Tout le monde peut donc se réjouir de cette soudaine prise de conscience de Bouteflika ? Les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Et à ce jeu, Bouteflika risque encore de perdre, et de faire perdre au pays un temps précieux. Il a tant promis aux Algériens que ces derniers finissent par lui reconnaître, tout de même, un grand talent : celui d'être un bon comédien.
F. A.


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