Des survivants que la faim et la soif empêchent de donner une sépulture à leurs proches, des dizaines de milliers de cadavres qui jonchent les rues, des gangs qui prolifèrent, des aides internationales qu'on n'arrive pas à distribuer… c'est ce que montre en live les télévisions du monde. Des images apocalyptiques d'un pays sans Etat. Ce genre de menaces guette tous les pays qui n'ont pas assuré leurs arrières, qui sont restés fragiles et pas seulement aux cataclysmes naturels. Le plus curieux de ce drame en Haïti, c'est que personne ne rappelle à aucun moment que 400 000 Africains, victimes de la traite et de l'esclavage de la France coloniale, se soulevèrent contre 30 000 Français, maîtres de plantations de canne à sucre et de café, déclenchant la première plus grande révolution sociale sur le continent américain. En pleine Révolution française, une population d'esclaves s'était levée contre les colons et la bourgeoisie de la métropole, cette France qui était alors la première puissance du monde. Tout ce passé glorieux a été balayé du revers de la main bien avant le tremblement de terre. Jamais des images n'ont été si violentes ni sur les dégâts, ni sur les miraculés, ni sur l'afflux de l'aide internationale qui s'est mise à l'heure de la mondialisation, révélant le spectacle indécent d'une vraie course : à qui serait le premier à Port-au-Prince, qui occupera le plus grand espace... Combien de victimes ? La Croix-Rouge estime, dans son premier bilan, de 40 000 à 100 000 morts et 3 millions de personnes touchées par le séisme, soit un tiers de la population. Mais au-delà de l'émotion, de la compassion et de l'assistance humanitaire, la dimension politique de la catastrophe naturelle balaie toutes les autres. Désordres, au point qu'Haïti est devenu “colonisable”. Les Etats-Unis, à 900 kilomètres, n'ont pas raté l'occasion de se servir. Peut être fallait-il qu'ils le fassent, mais c'est en véritable puissance conquérante qu'ils ont investi leur pauvre voisin. L'aéroport et les côtes de la capitale sont sous contrôle de GI's et marines, les autres donateurs doivent faire la chaîne et s'inscrire chez les Américains. L'avion qui transportait l'hôpital de campagne français a eu un avant-goût de la suprématie américaine, il a dû poireauter au-dessus du ciel de Port-au-Prince. Haïti constitue pour Washington sa profondeur stratégique. C'est, on ne peut plus clair, avec l'impressionnant dispositif militaire mis en place, un déploiement de près de 10 000 GI's et marines, de navires de guerre dont un porte-avions nucléaire, l'USS Vinson, et le destroyer USS Higgins. Le Commandement militaire américain Sud (Southcom) a établi sur place une force spéciale dirigée par le général Ken Keen. Sa mission : organiser les secours et surtout reconstruire l'Etat haïtien. Il va de soi que les Américains ne sont pas là que pour des considérations humanitaires, l'Etat qui sortira des décombres portera, d'une façon ou d'une autre, la marque made in USA, bien qu'Obama ait juré que ses forces travailleront en collaboration avec la Mission de stabilisation de l'ONU en Haïti (Minustah) et les organisations internationales et locales. Question : cette profusion militaire est-elle nécessaire contre des populations livrées à leur sort, meurtries et traumatisées ? Quand bien même on signale l'apparition de bandes armées ? Une armada militaire, la plus high-tech dans le monde, contre des machettes pour cannes à sucre ! À quoi répond ce déploiement de force, pour le moins disproportionné. Dissuasion ? Probablement dans ce sous-continent voisin des Etats-Unis, où la fièvre antiaméricaine se révèle ne pas être une simple parenthèse. Alors, il est à se demander pourquoi un tel chaos dans un pays qui n'a jamais été colonisé ? Fatalité, malédiction, mauvais sort, île martyre, tous ces mots entendus en boucle depuis le tremblement de terre masquent la réalité qu'Haïti n'est pas un pays maudit et que son peuple n'est pas condamné à la souffrance. Des raisons ont participé à la catastrophe sismique : un demi-siècle de politique erratique et de gouvernance mondiale libérale, qui a transformé Haïti en immense bidonville. Le Port-au-Prince d'avant-séisme : rues défoncées, remplacées par des chemins de terres, égouts à ciel ouvert, baraques branlantes coincées entre le littoral et la montagne (littoral maritime, la tôle a chassé la mangrove et sur les flancs de la montagne, de bric et de broc), partout des montagnes d'ordures. Avec un tiers de la population, plus de 2 millions d'habitants, et 350 bidonvilles, la capitale fait partie de ce que le sociologue américain Mike Davis appelle les 30 “mega-slums” de la planète (des mégabidonvilles). Port-au-Prince est devenu, ces dernières 20 années, le refuge pour tous les Haïtiens fuyant la campagne. Pourtant, dans les années 1980, le pays était autosuffisant pour son alimentation ! La chute de la production locale a commencé dès 1986, quand son économie s'est ouverte à la main invisible du marché sous les injonctions du duo infernal que sont le FMI et la Banque mondiale. Leurs aides ont été conditionnées à la baisse drastique des droits de douane ; résultat : le riz subventionné américain a déferlé jusque dans les hameaux reculés et incapables d'être concurrentiels, les agriculteurs haïtiens n'ont plus réussi à subvenir à leurs besoins. Le pillage du grand commerce de la mondialisation fait entrer Haïti dans une phase de guerres civiles. Le chaos politique alimente sans cesse la misère du pays le plus pauvre du continent américain. Les deux tiers de la population sont au chômage, une majorité de Haïtiens survit avec un dollar par jour, et l'espérance de vie dépasse à peine 50 ans. Haïti montre les traits les plus brutaux du capitalisme nouvelle version : 1% de Haïtiens détiennent 50% des richesses du pays ! Et Haïti, ce sont de nombreux pays en développement auxquels leurs dirigeants ont fait rater le décollage.