Qui ne connaît pas Yacef Saâdi, le baroudeur ? Tout le monde pourrait réciter ses exploits, ses luttes et son courage. Comme toutes les personnes trop célèbres, on croit le connaître, alors qu'on ne connaît que sa légende. Mais de chair point, mais de sang point, mais de cœur point. Le connaissant sans vraiment le connaître, je me retrouve par le plus pur des hasards — et le hasard faisant bien les choses — partageant la même table que lui au détour d'un dîner. L'homme n'est guère bavard. Même s'il est rongé par les maladies, il n'accuse pas son âge. Surtout quand il sourit de ce sourire ravageur qui a mis en émoi la presse française de l'époque. Pardi, un fellagha beau avec un sourire d'acteur, alors qu'elle s'attendait, cette presse, à une tête de boucher sanguinaire, il y avait de quoi renverser bien des clichés. On dit alors que s'il est clean et sympa, c'est pour cacher son jeu, son mauvais jeu. On décréta qu'il est d'autant plus dangereux. Doublement dangereux même à cause de sa séduction cheval de Troie de sa bravoure. C'est cet homme-là qui a été le chef d'Ali la pointe, Zohra Drif, Hassiba Ben Bouali et tant d'autres héros de la révolution algérienne que j'ai en face de moi. Comme tous les hommes d'action, il ne tient pas le crachoir. Il écoute, observe et, de temps en temps, sourit juste pour la convenance. Voilà qu'un des invités, voulant sans doute lui complaire, lui lance : “Cheikh, les gens de Tébessa ou de Souk Ahras ou je ne sais plus qui ont prétendu que ce sont eux qui ont confectionné le premier drapeau algérien. Moi, je sais bien que c'est faux ! C'est à La Casbah qu'il a vu le jour ! N'est-ce pas Cheikh ?” Fils de la Casbah, originaire d'Azeffoun, Yacef Saâdi devrait normalement approuver cet hommage indirect qui est fait à cette Casbah, haut lieu de ses exploits. Il applaudit ? Non. Il sourit ? Non plus. Si, il sourit, mais de ce sourire qui est aussi rassurant que des sables mouvants : “Que veux-tu que ça me fasse qu'il soit confectionné à l'Est, à l'Ouest, au Nord ou au Sud, ce qui m'importe, vois-tu, c'est qu'il soit fait en Algérie… Nous sommes tous des fils de ce pays.” J'ai beaucoup apprécié l'expression “vois-tu”, qui montre que Yacef Saâdi avait bien compris que ce quinqua qui le réduisait, lui, à une région, n'avait rien vu de son caractère et de ses combats. Car l'interlocuteur, gentil homme par ailleurs, n'avait pas vu que Yacef Saâdi est au-dessus des flatteries régionales. Cette mise au point faite, le cheikh se replongea dans son mutisme. Et nous dans nos plats. Me méfiant du revers de Saâdi, j'ai osé poser, à mon tour, la question qui me brûlait les lèvres : “Cheikh, qu'avez-vous appris de la révolution algérienne ?” Il me regarda droit dans les yeux. J'appréhendais sa réponse. Elle vint, aussi belle que philosophique : “La révolution a donné un sens à ma vie.” En une phrase, il a résumé ce qu'on cherche éperdument : à donner du sens à nos vies. Depuis l'indépendance, les Algériens courent dans tous les sens derrière le pain, le logement, l'emploi, oubliant la course essentielle : celle du sens à leur vie. Mais comment donner du sens à sa vie quand la vie n'a aucun sens ? Parole de philosophe ? Non. De hittiste, de harraga… Eux ne connaissent qu'un sens : le sens interdit. H. G. [email protected]