J'imagine un historien français à la retraite de 74 ans (mon âge en 2010), ancien militant contre la guerre en Algérie — disons, ce qui n'est pas impossible — qu'il avait obtenu un sursis pour continuer ses études et n'a pas été envoyé en Algérie avec le contingent. Il restait à Paris pour terminer sa thèse de doctorat, et pour militer avec l'Unef qui, vers 1960, a opéré un tournant en luttant contre la guerre, et avec les mouvements pour la paix comme MRAP. Sans doute regrettait-il de n'avoir pas encore suffisamment de renommée pour ajouter son nom au “Manifeste des 121” de septembre 1960. En 2010, il continuerait de faire des efforts pour améliorer l'entente et la coopération entre la France et l'Algérie, et il aurait été profondément choqué, épouvanté, fâché, et aurait signé les pétitions [1] contre la loi du 23 février 2005, votée par l'Assemblée nationale française, soulignant le “rôle positif” que la France a prétendument joué dans ses anciennes colonies. Il aurait été soulagé quand le président, Jacques Chirac, avec discrétion, utilisant ses pouvoirs exécutifs, a retiré cette déclaration incendiaire en 2006, mais pas du tout satisfait. Il entrerait en collaboration avec des collègues des deux côtés de la Méditerranée, et il plaiderait avec passion et conviction pour que la France avance dans la bonne direction, et présente sincèrement et officiellement ses excuses à l'Algérie, pour toute la rapacité et la brutalité de son occupation durant cent trente-deux ans du territoire algérien, sa spoliation du pays, son appropriation des terres les plus fertiles pour les céder aux colons français, son refus d'accorder les droits élémentaires aux soi-disants “indigènes, pour les dommages environnementaux, qui durent toujours, dans le Sahara, le résultat des essais nucléaires — et cela n'est qu'une liste très partielle. La rédaction d'une telle déclaration devrait certainement être une entreprise collective, avec la participation des juristes, des historiens, des politologues, et des politiciens, entre autres, choisis librement dans les deux pays. Et bien sûr mon alter ego proposerait avec le plus grand sérieux que des déclarations semblables soient élaborées à l'égard de toutes les anciennes colonies françaises. Et il chercherait, au-delà du monde académique, sans doute utilisant les moyens modernes de communication, tels que Internet, des alliés dans les autres groupes professionnels ; il signerait les pétitions, serait aussi actif que ses années et sa santé le permettraient. Ces militants pour la justice travailleraient aussi pour obtenir une restitution financière, pour accompagner la demande de pardon officielle. Cette tâche serait très compliquée, et beaucoup de travail préliminaire serait nécessaire, y compris l'établissement des commissions binationales représentant des différentes expertises. Et il insisterait sur le planning le plus attentif et rigoureux pour le déboursement des fonds, afin qu'ils parviennent aux institutions et aux individus qui vraiment méritent de l'aide, et pour qu'ils ne soient pas détournés vers les mains impropres et indignes — ces mains, toujours grandes ouvertes, qui existent dans tous les pays. Il recommanderait que ces fonds soient employés rigoureusement et efficacement pour l'amélioration des infrastructures, pour la réparation des dégâts environnementaux, pour aider le développement d'une agriculture moderne et productive dans ce pays magnifique, où, comme les amis algériens m'ont dit, “tout ce que l'on a besoin de faire dans la plaine de la Mitidja, c'est de mettre une graine dans le sol et ça pousse.”[2] Cela pour que les immenses ressources naturelles de cette belle terre puissent être employées correctement, et que l'Algérie devienne encore une fois un vrai grenier, un “breadbasket” qui satisferait les besoins alimentaires de toute sa population. Afin que l'Algérie produise plus de vivres qu'elle n'en consomme — au lieu d'importer des cargaisons de blé des USA. (Que les surplus agricoles de mon pays soient utilisés pour nourrir les affamés dans les autres pays du monde !). Des fonds pour moderniser l'Algérie Mon professeur de français proposerait que des fonds soient employés pour construire les nouvelles écoles et pour réparer et moderniser les anciennes ; et que d'autres fonds soient dédiés spécifiquement au renforcement du système universitaire, pour le débloquer de ses contraintes financières ; et, troisièmement, que des sommes importantes soient disponibles pour encourager les échanges — vastes, mondiaux, et libres — des professeurs et des étudiants. Vraiment j'imagine que ces échanges impliqueraient toutes les nations du monde. Mon alter ego se permet d'imaginer un rapide trajet de l'Algérie vers ce que le pays a vraiment le potentiel de devenir — un des plus importants centres mondiaux de la vie intellectuelle. Et votre magnifique capitale, Alger la Blanche, redeviendrait une mecque pour les intellectuels, arrivant de tous les coins de notre village global. Il est très probable que mon professeur de français serait attaqué, même violemment, et accusé d'être un traître à son pays. Il répondrait : mais c'est vous, mes critiques, mes censeurs, qui trahissez la vraie France, la France humaniste et humanitaire, passionnément attachée à la liberté et à la justice — la France des Lumières, la France des Dreyfusards et du Front populaire, de la Résistance, la France de la Résistance aux guerres coloniales en Indochine et en Algérie. Et il emprunterait de son ami américain un exemple. Il parlerait de Mary McCarthy, brillante romancière, essayiste, et critique [3], membre éminente des fameux “New York Intellectuals,” groupe qui a eu une influence primordiale dans la vie intellectuelle et culturelle des Etats-Unis pendant les années 50 et 60, et même après. Mme McCarthy soulignait que le patriotisme a joué un rôle majeur dans sa décision d'aller à Hanoï en 1967, pour représenter le mouvement américain contre la guerre, et pour témoigner de son soutien pour la lutte vietnamienne. Et ceci à un moment où cette ville était régulièrement bombardée par nos avions : “I could not bear to see my country disfigure itself so. It had surprised me to find that I cared enough about America to risk being hit by a U. S. bomb for its sake.” [Pour moi, c'était intolérable de voir mon pays s'abaisser, se déformer au point de devenir méconnaissable. Je me trouvais surprise de reconnaître que j'aimais tellement mon pays que j'acceptais le risque d'être tuée par une bombe américaine.] Moi, le professeur américain… Voilà, et pour terminer en redevenant ce que je suis, un professeur d'histoire américain de 74 ans à la retraite, j'envoie mon amitié et mon admiration pour le peuple algérien, et ma gratitude pour votre généreux accueil, quand j'ai eu l'honneur de visiter votre pays pour la première fois en mars 2009. Et mon espoir que cette nouvelle décennie verra beaucoup de progrès dans les échanges intellectuels et culturels entre nos deux pays. Je pense avec une émotion profonde à la trop courte présidence de J.F. Kennedy, (janvier 1961-novembre 1963), et à son amitié pour votre pays, qui date d'avant l'Indépendance, au moins depuis 1957 et à son fameux discours au Sénat sur l'Algérie. Et encore une fois, je me permets de faire un voyage dans la région des contrefaits. Je vous prie d'imaginer avec moi pour un moment l'opportunité perdue, avec la disparition de JFK, pour une vraie et profonde amitié entre nos deux pays. Tout ce qui serait nécessaire pour suivre cette piste serait d'émettre l'hypothèse que l'assassin (ou les assassins, la question est toujours débattue), auraient manqué leur cible à Dallas, Texas, le 22 novembre 1963. Le meurtre du président John F. Kennedy a coupé court à tant d'espoir dans le monde entier. On ne doit pas oublier que le premier traité d'arrêt des essais nucléaires était signé à Moscou le 5 août 1963. En l'automne 1963, il nous semblait possible — “nous” étant la jeune génération d'intellectuels, de professeurs, qui commençaient leur carrière à ce moment historique précis — qu'une véritable paix mondiale ne fut pas un rêve totalement utopique. Et, extrêmement important pour cette réflexion, même avant la fin de notre guerre au Vietnam en 1975, le consensus parmi les spécialistes était qu'en ce même automne de 1963, Kennedy avait l'intention de retirer du Vietnam nos forces, toujours limitées aux conseillers et non à l'armée régulière. Il y a maintenant des preuves définitives, avec les dates précises, dans les publications récentes. [4] W. R. K. ————— (*) Professor of History, Emeritus, Vassar College (Université) [1] Qui ont été aussi circulés aux USA, par nos collègues français, et auxquelles j'ai eu l'honneur d'afficher ma signature. [2] Ici je redeviens temporairement mon véritable “Moi” américain. [3] 1912-1989. Ancienne diplômée de mon université (Vassar, NY). DLS [4] Le 2 octobre 1963, le président Kennedy donnait l'ordre de retirer 1 000 des16 000 conseillers militaires du Vietnam, dans un délai de deux mois, avec le départ de toutes nos forces par la fin de 1965. Quarante-sept jours plus tard, Lyndon Baines Johnson fut président. V. entre autres, Gordon M. Goldstein, Lessons in Disaster : McGeorge Bundy and the Path to War in Vietnam (2010).