Dans les grandes villes, la voie publique est livrée à l'autogestion. Individuellement ou collectivement, chacun y va de son procédé pour s'approprier les bords de rues, devant chez lui ou devant son commerce, pour son besoin de stationnement. Bacs déposés sur les bas-côtés, bornes maçonnées, barrières de toute nature sont posés par des riverains dans le but de soustraire des parcelles de chaussée et de trottoirs à l'usage public. Des impasses sont désormais carrément fermées à la circulation par des obstacles (chaînes, bornes métalliques amovibles…) cadenassés qui en interdisent l'accès, réservé aux seuls détenteurs de copies de clefs. Il faut dire qu'en matière de détournement de la vocation publique des voies urbaines, l'Etat a fait œuvre de pédagogie. En choisissant la facilité dans sa réponse au risque terroriste, il a banalisé la mainmise sur les territoires qui bordent les institutions et les résidences “sensibles”. À Alger, des centaines de kilomètres de rues ont été ainsi annexées par les institutions riveraines : de la présidence de la République à la plus petite mairie, en passant par le Sénat, l'Assemblée nationale, les ministères, la wilaya, les commissariats se sont adonnés à cet expansionnisme sécuritaire. Bientôt, plus personne ne se souviendra de cette partie de la rue 19-Mai-1956 colonisée par l'université d'Alger. Ce qui fut provisoire deviendra alors définitif, comme il sied à notre culture du fait accompli. Les occupants de ces institutions ont, dans la foulée, profité de l'alibi sécuritaire pour faire de la voie publique un parking privé : une grande partie de la rue de la Liberté est des ruelles annexes ont été détournées de leur vocation pour devenir des aires de stationnement pour le Conseil de la nation, le tribunal et la Banque d'Algérie. L'esprit Club-des-Pins a fait école. Les vertus pédagogiques de cette propension à ériger des citadelles qui empêchent le commun des citoyens de disputer leurs aises aux puissants se sont confirmées. Tout le monde agit en fonction de sa capacité d'influence dans la gestion de la proximité de sa résidence ou de son affaire. On le voit à l'assurance avec laquelle beaucoup se permettent de borner, par divers moyens, ce qui fut un espace public. La déliquescence institutionnelle achève de faciliter cette course à l'appropriation d'une voie publique transformée, par endroits, en multitudes de dépendances privées : tant que cela ne gêne que le simple usager… On voit bien que dans l'échelle nationale de valeur, seul compte ce qui est d'usage ou de propriété privée. Malgré un discours envahissant sur l'Etat et la solidarité, il y a comme un mépris de ce qui est d'utilité collective. Le territoire constructible a été dépecé ; une bonne partie de la surface utile a été détournée de sa destination agricole, il reste les dalles de trottoir et la chaussée à se partager. Une espèce d'avidité contagieuse a envahi la société de la tête aux pieds et transformé le pays en un immense enjeu dont chacun tente de découper le plus gros lot possible. En priant Dieu qu'aucun plus fort ne se mette à le convoiter. Avec cette fièvre de l'appropriation qui provoque le démembrement du pays, les enfants à naître dans ce pays, s'ils ne sont héritiers, n'y trouveront pas où mettre les pieds. M. H. [email protected]