Révélé en tant que poète à l'indépendance, longtemps journaliste, il s'affirme comme romancier à l'étranger. A Hambourg, où il vit depuis 1997, il rêve d'une maison de la poésie au pied du Mont Chenoua. Vous étiez aux côtés de Djaout, Laghouati, Sebti et d'autres, parmi les jeunes poètes de l'indépendance révélés par Jean Sénac. Quel est le plus beau souvenir que vous en gardez ? Pour la petite histoire, il me faut signaler que le regretté Tahar Djaout ne faisait pas partie de ce groupe. Tahar s´est fait connaître plus tard. Sénac était un découvreur et un fédérateur. Nous nous sommes connus par son intermédiaire. S'il y a une chose à retenir, c'est que nous avons mesuré, grâce à ses émissions, articles et conférences, la profondeur de l´écho que pouvait avoir notre révolte auprès de la jeunesse de notre pays et au-delà des frontières. L'anthologie de la jeune poésie publiée par ses soins a quand même été vendue à 25 000 exemplaires alors qu'elle était interdite de diffusion en Algérie. C'est fabuleux et triste puisqu'elle n'a jamais été rééditée. Pour certains, elle a été un départ. Pour d'autres une sorte de consécration. L'essentiel est qu'elle soit devenue un point nodal dans l'histoire de la littérature algérienne. On pouvait reprocher bien des choses à Sénac, comme certains l'ont fait de son vivant, mais on ne peut dénier son talent, sa générosité et son immense amour de l'Algérie. Avec lui, j'ai eu l'occasion de faire des lectures un peu partout, d'aller à la rencontre du public en compagnie de Youcef Sebti, lui aussi assassiné, et d'autres comme Djamel Imaziten, un immense poète qui reste malheureusement méconnu chez nous. Vous avez été longtemps journaliste. Etes-vous de ceux qui pensent que le journalisme et la littérature forment un couple à la fois merveilleux et conflictuel ? Vous faites bien de préciser « merveilleux et conflictuel ». C'est un couple infernal où l'un se nourrit de l'autre, l'épuise et le construit. Je suis un des rares auteurs à être venu de la littérature au journalisme. En général, c'est l'inverse. J'essaie cependant de séparer mes deux amours en les gardant à distance l'un de l'autre. C'est peut-être schizophrénique, mais je n'aime pas le mélange des genres. Je remarque toutefois que ma pratique de journaliste enrichit mon œuvre. Elle m'a aussi appris à écrire vite, à aller à l'essentiel. Mais le journalisme au quotidien épuise, éloigne du rêve, vous confronte à des réalités extrêmement dures. C´est pourquoi, Rainer Maria Rilke conseille dans sa Lettre à un jeune poète d'éviter le journalisme. Le fameux adage affirme que « le journalisme mène à tout, à condition d'en sortir ». Vous continuez à écrire dans la presse ? Ma relation avec le journalisme s'achèvera avec ma mort. A douze ans, j'avais publié une lettre dans laquelle je précisais que je voulais devenir écrivain et journaliste. C'est donc une ancienne vocation. Pour le moment, je publie rarement dans la presse. Je consacre l'essentiel de mon temps à mes livres. Mais il m´arrive parfois de commettre quelques articles pour le magazine online Qantara.de. Et entre la poésie et le roman, quelles sont les questions d'écriture que vous vous posez ? Vos romans sont très lyriques, notamment La princesse et le clown. On y sent une empreinte poétique indélébile. Ce n'est pas un reproche… Pas un reproche ? En êtes vous si sûr ? Je crois qu'on ne peut se défaire de sa nature. Je revendique haut et fort mon statut de poète. Je me suis fâché avec un célèbre confrère au motif qu'il m'avait écrit que j´étais meilleur romancier que poète. Vous voyez les dégâts. Oui, mon écriture est marquée, certains diraient à mauvais escient, par la poésie. Et c´est bien ainsi. La poésie nous manque. L'obscénité et la vulgarité tiennent souvent lieu de littérature. Le style de chacun de mes livres est différent des autres. Je m'oblige à écrire de façon différente de manière à coller aux personnages, aux situations. Disons que l´incorrigible poète évite d'assommer ses lecteurs. Votre dernier roman La Géographie du danger vient de recevoir le Prix de l'association des écrivains de langue française. Il a été traduit en italien et le sera bientôt en allemand. Déjà, vous aviez reçu pour le roman Monsieur le Président, le prix de la ville de Heidelberg, capitale historique de l'imprimerie. Quel sens donnez-vous au mot « consécration » ? J'aurais aimé que la reconnaissance vienne d'abord des miens. Ainsi que le dit l'adage : « Vivant, il désirait une datte, mort il en a reçu un régime ! » Je suis cependant heureux et fier de recevoir ces distinctions qui vont, non pas à ma petite personne, mais à la littérature et la culture algériennes qui méritent plus d'égards de la part de nos gouvernants. Dois-je vous faire part de l'émotion qui m'étreint lorsqu'à des milliers de kilomètres de notre patrie, c´est la voix d'un auteur d'Algérie que le public honore. Il m'est souvent arrivé de me dire : pourquoi n'en est-il jamais ainsi chez nous ? Enfin, la plus belle des consécrations est celle que les lecteurs vous accordent. Ce roman parle des harragas. Vous êtes au moins le deuxième écrivain algérien à pénétrer cet univers, puisque le dernier livre de Boualem Sansal s'intitule justement Harraga. Y voyez-vous un effet d'époque ? Les écrivains sont des sentinelles, des vigiles qui interrogent le monde sur son passé, son présent et son avenir. Il est donc tout à fait logique que Boualem Sansal et moi-même ayons eu pour souci de parler de ces amères réalités qui font que nos enfants tentent le tout pour le tout pour aborder les rivages de leurs rêves. Notre actualité est pleine de ces aventures désespérées qui se terminent parfois par la mort. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Là est la question. Il ne s´agit pas d'un effet de mode, mais d'une interpellation du réel, du désespoir qui mine notre jeunesse. J'aurais aimé écrire un autre roman mais le thème s'est imposé à moi et continuera à hanter d'autres auteurs. Comme tout écrivain, même de science-fiction, vous transfigurez du réel. Avez-vous rencontré des harragas ? Oui, à Hambourg et ailleurs. Leur courage et leur ingéniosité m'ont sidéré. Imaginez que vous devez vous débrouiller sans papiers, sans argent, sans parler la langue du pays et quelquefois sans connaître personne ! Je suis donc admiratif devant ces jeunes, parfois diplômés, et leur capacité d'adaptation tout en disant qu'ils méritent que leur pays leur offre de vivre dans la liberté et le respect. Le roman s'est construit à partir de ce constat. C'est un livre sur la peur. L'idée était d'imaginer ce qui arriverait si l'Europe lançait une immense chasse à l'homme pour expulser tous les harragas de ses territoires. Le héros n´a pas d'identité et on ne connaît ni le pays ni la ville dans laquelle il vit caché. Vous avez écrit : « Pourquoi suis-je parti ? Je ne le sais pas moi-même ». Vous considérez-vous comme un exilé ou un émigré ? Cette interrogation se trouve dans les Lettres d´absence qui clôturent le recueil Les exilés du matin. Je dois vous dire franchement que je ne me sens ni dans la peau d'un exilé ni dans celle d'un émigré. Disons que je suis en transit temporaire… Depuis 1997, vous vivez à Hambourg. Hasard ou circonstances ? Choix ou pis-aller ? Pourquoi pas Paris, comme tant d'autres, ou ailleurs ? En 1996, j'avais refusé d'aller vivre en Californie. J'aurais été trop loin de l'Algérie. Lorsque j´ai été invité par la Fondation hambourgeoise pour les persécutés politiques, j'ai accepté l'offre en exigeant que les miens m'accompagnent. Après, j'ai été jusqu'en 2005 boursier du PEN allemand. Je dois reconnaître que j'ai été privilégié. Je ne regrette pas le coup du destin qui m'a fait atterrir à Hambourg. Bien au contraire, il m'a ouvert d'autres portes et m'a évité les déplorables situations souvent vécues par les collègues ayant pris d'autres directions. Votre dernière résidence au pays était à Tipaza, si méditerranéenne. En forçant un peu, Hambourg en est l'antithèse : climatique, humaine, culturelle… Vous arrivez à vous adapter ? Parfaitement ! Et mieux que cela, j'y ai fait mon trou. Hambourg est une superbe ville qui compte plus de 200 000 étrangers sur deux millions d'habitants. Il y a même des cafés tenus par des Algériens. Nouar, une des discothèques les plus célèbres, porte le nom de famille de son propriétaire. Tout cela ne remplacera jamais le soleil et la lumière d'Algérie, mais comme chante Piaf : je ne regrette rien… Votre grand projet, c'est d'ouvrir une maison de la poésie en Algérie. Vous en êtes où ? Avez-vous reçu des soutiens ? Je rêve de voir l'Algérie se doter d'une grande politique culturelle. Nous manquons d'imagination et d'ambition. Lorsque je dis ambition, je ne parle pas de ces projets pharaoniques qui n'aboutissent jamais ou engloutissent des sommes aussi folles que leurs promoteurs. Non, je parle de choses simples, conduites avec amour et ténacité. Ce que je préconise, c'est une fondation pour réunir les fonds et acheter ou construire une maison (à Tipaza ou ailleurs) où des poètes algériens et étrangers pourraient séjourner afin d'écrire, se confronter, organiser des lectures... Il s'agirait, en fait, d'une résidence pour écrivains comme il en existe des dizaines à travers le monde. Je ne désespère pas de voir le projet aboutir grâce au soutien de l'Etat et d'une ou plusieurs collectivités locales. BIO-EXPRESS Hamid Skif, de son vrai nom Mohamed Benmebkhout, est né en 1951 à Oran d'une famille de commerçants originaire de Bou Saâda et appartenant à la tribu des Houhi, dont était issu l'écrivain Réda Houhou. Skif a été marqué par un arrière-oncle, Amar Benmebkhout, premier speaker francophone de Radio-Baghdad dans les années 1930 et un des fondateurs de l´O S, l'Organisation secrète chargée par le MTLD de préparer l'insurrection algérienne. Skif a écrit de nombreux recueils de poèmes et romans. Il prépare actuellement un livre sur le grand peintre Abdelkader Guermaz (1919-1996) qu'il a connu dans son enfance.