Il y a des phrases qui tuent ceux qui les prononcent. Ainsi, de Tahar Ouettar l'écrivain, beaucoup d'Algériens ne retiennent pour l'instant aucune réplique de son œuvre, aucune idée forte, aucune image, qu'une phrase lâchée il y a une vingtaine d'années à la suite de l'assassinat de l'écrivain Djaout. Et quelle phrase ! La voici dans sa cruauté : “La mort de Djaout n'est pas une perte pour l'Algérie, mais pour la France.” Beaucoup d'Algériens ont été si choqués par cette attaque qu'ils ont décidé d'enterrer de son vivant Ouettar. Et son œuvre. D'une certaine manière, il est mort au moment même où il avait lâché ces mots contre Tahar. La seule différence entre les deux morts, c'est que l'un a été assassiné par les terroristes alors que l'autre s'est suicidé en visant un martyr. Quelle mouche avait donc piqué Ouettar ? Avait-il un compte à régler avec Djaout ? Je ne pense pas. Même s'il aurait confié à des proches qu'au détour d'un colloque sur la littérature maghrébine à Paris, Djaout n'aurait pas cité un seul écrivain arabophone. Comprendre : il ne l'avait pas cité. Il a donc été mortifié, il a donc décidé de se venger, il s'est donc vengé de Djaout mort. Ceci explique-t-il cela ? Non. Il y a autre chose. Autre chose de plus politique. Et c'est l'un de ses compagnons de route, admirateur sincère mais dont l'admiration n'exclut pas la lucidité, qui nous en donne la clé. Pour lui, Ouettar a simplement voulu sauver sa peau en stigmatisant Djaout. Car lui aussi était menacé. Il sentait l'étau se resserrer sur lui. Et pour le desserrer, pour montrer qu'il n'était pas de la même tendance honnie des démocrates francophones que Djaout, il jeta l'opprobre sur sa mémoire. Il avait oublié que son geste expose à la mort les milliers d'intellectuels qui appartiennent au camp de Djaout, ceux de l'Algérie qui avance. Au-delà du dragage “opportuniste” de la mouvance islamiste, comme le confie l'ami de Ouettar, il y avait aussi — ne le perdons pas de vue —un vrai problème : celui de la langue. Pour Ouettar, toute plume francophone était un vestige du colonialisme. Et, à ce titre, il fallait la combattre par les mots de toutes les couleurs et de toutes les odeurs, y compris les plus fétides. En vérité, l'auteur d'Elzilzel n'est pas un cas d'espèce, il représente un courant baâthiste qui vomit les intellectuels francophones. Sa position indéfendable sur Djaout ne doit pas nous faire oublier que Ouettar est un militant qui a connu les geôles du colonialisme en montrant du courage à l'occasion. Marxiste nourri aux mamelles du FLN, il est aussi le fondateur de l'association El-Djahidia qui a encouragé et aidé beaucoup de jeunes talents. Nombre de ses anciens compagnons louent son grand cœur et sa magnanimité. C'était un homme affable que je ne connaissais pas très bien. On s'est parlé rarement, et, à chaque fois, j'avais trouvé beaucoup d'écoute et d'humour chez lui. Mais, me dira-t-on, Castro aussi avait de l'humour et Ivan le terrible pleurait quand il entendait une douce mélodie… Petit, trapu, il ressemblait à un pêcheur qui voit frétiller, là, au bout de son hameçon, un gros poisson. De préférence francophone si ça se trouve, car le francophone est un pêcheur voué au purgatoire des impies. De son œuvre, je n'ai lu que deux romans, Elzilzel et l'As, son chef-d'œuvre. Dans ce roman, on trouve une expression qui a fait école depuis : “Ne reste de l'oued que ses pierres.” On ne saurait mieux écrire. Que restera-t-il de l'écrivain ? La phrase sur Djaout ou ses œuvres ? Son eau pure ou ses pierres ? Faisons confiance à la postérité. Elle n'est d'aucun camp, sinon celui du talent. H. G. [email protected]