Mardi 10 mai. Une journée ordinaire dans une ville peu ordinaire. À Maghnia, le sujet premier des discussions tourne autour de la prochaine réouverture des frontières, fermées depuis 1994. L'interrogation n'étant plus sur l'éventualité d'une telle opération, les spéculations tournent autour de la date de cette réouverture, une certitude dans la plupart des bouches maghnaouies. Au-delà de l'aspect éminemment politique emballant cette décision, un leitmotiv qu'on retrouve dans les réponses officielles pour éluder la question, ce dossier, qu'Alger a toujours conditionné par le règlement de plusieurs points d'interrogation en suspens depuis des années de brouille, est perçu dans la ville frontalière comme une question de vie ou de mort. Economiquement s'entend. Si la plupart des recommandations convergent vers le maintien de la fermeture des frontières terrestres avec le voisin marocain, chez les Maghnaoua la donne est tout autre. Les avis également. Même si aucun signe “officiel” permettant de préciser une date prochaine de cette réouverture n'est perceptible, la population locale s'accroche à des déclarations, des insinuations, des chuchotements et des rapprochements entre les deux capitales pour échafauder les scénarios les plus optimistes. Un sentiment d'autant plus renforcé que de l'autre côté des Douanes algériennes, les différentes sorties médiatiques des officiels marocains tendent à confirmer l'information. Des dates sont ainsi jetées en pâture à la vox populi, qui les reprend, leur appose aussitôt un cachet d'authenticité comme pour mieux se rassurer. Le 17 mai, le 21 ou encore le 25 reviennent le plus souvent dans les pronostics. Le 4 juin, jurent les plus avisés, ce qui coïncidera avec la tenue du match de Marrakech entre les Lions de l'Atlas et le onze national. Une sorte de pied de nez à l'histoire puisque la fermeture des barrières trouve son origine dans l'attentat commis, aussi à Marrakech, à l'hôtel Atlas-Asni, il y a de cela presque 17 ans, et les accusations de Rabat visant les services algériens d'avoir commandité l'attaque terroriste. De là à trouver des raccourcis, le pas est vite franchi par les inconditionnels du dégel des relations bilatérales et la réouverture des frontières. Cependant, ce qui peut paraître à la limite du caricatural et prêter à la dérision, loin de lahdada, reste un sujet hautement sensible chez les gens du tracé frontalier qui attendent, espèrent et appellent ce “geste” au quotidien. “Il n'y a pas plus apolitique que les Maghnaoua”, dira en préambule Ahmed, une manière comme une autre de remettre les choses dans leur véritable contexte. La proximité du ciel alaouite, le cordon ombilical familial, la “démocratisation” de la contrebande ont jeté l'ombre de l'opprobre sur la région, suspectée d'intelligence avec l'ennemi. Une surveillance et un ostracisme qui ont fini par semer un sentiment de rejet doublé d'une volonté de révolte des locaux vis-à-vis des décrets et des décisions de la tutelle. “Tous les Maghnaoua ne sont pas des contrebandiers”, encore une négation d'un lieu commun devenu, presque, par la force du temps et des choses, la définition des frontaliers. “Maghnia est une ville frontalière comme il en existe partout dans le monde”, ajoutera Ahmed, un fils de la région, comme pour mieux dépassionner les débats. “Il existe une relation de sang, de religion et de race”, argumentera-t-il dans sa plaidoirie en faveur de cette réouverture qui a tant tardé. Maghnia tout entière est acquise à cette ouverture qui constituerait, à coup sûr, un ballon d'oxygène pour la région. Une théorie érigée en vérité pour expliquer les bénéfices de cette démarche tout en s'appliquant à rendre la fermeture des frontières responsable de tous les maux recensés le long du tracé frontalier. Maghnia vit et respire lahdada Un élu rencontré dans son bureau au siège de la mairie de Maghnia souligne l'importance vitale de la frontière dans l'alimentation des impôts locaux grâce, tout particulièrement, au droit de passage estimé à 100 DA, au moment du baisser de rideau. “En tant qu'APC, on est bénéficiaires économiquement et en tant qu'élus, on a aussi à gagner en échanges culturels et en expériences diverses”, dira-t-il, tout en gardant l'anonymat. À propos d'éventuelles demandes de préparation émanant d'Alger, prémices d'une prochaine réouverture, il répondra que tout le monde est dans le flou le plus total. “Personne ne pourra vous dire quand est-ce qu'elle rouvrira et si c'était le cas, la mairie est informée, au plus tard, 48 heures à l'avance pour préparer les alentours des postes frontaliers”. En l'absence de signaux forts, les Maghnaoua espèrent secrètement un remake de 1988 lorsque la frontière a été rouverte dans la discrétion la plus totale. “Au début, le passage n'était autorisé que pour les couples mixtes puis ce fut le temps des quotas avant de la libérer complètement”, se remémore Mohamed, la cinquantaine qui partage les espoirs de toute une population. Notre élu ira plus loin en endossant à cette fermeture, l'inflation trabendiste, le trafic de carburant et la naissance des fameux hallaba ainsi que la prolifération des constructions illicites. “On souffre de l'absence d'une main-d'œuvre qualifiée, on n'a plus de paysans et même les jeunes ont délaissé le travail manuel pour s'engager dans les projets financés par l'Ansej ou la Cnac”. Les Maghnaoua, qui croient dur comme fer à cette réouverture, se réfèrent, entre autres sources, à la déclaration du président de la République, lors de l'inauguration du palais royal du Méchouar à Tlemcen, sur la nécessité de faire appel aux artisans marocains pour les travaux de restauration des sites et monuments historiques étant donné, avait-il dit, leur grande expérience en la matière. Ce clin d'œil avait été assimilé à un signal fort pour la réouverture des frontières. Evoquer lahdada équivaudrait à s'engager sur un terrain où il n'est pas simple de départager les deux côtés d'une frontière qui court sur 400 kilomètres, tant les liens et les intérêts communs y sont légion. La frontière ce sont aussi ces familles qu'un trait imaginaire sépare mais que tout réuni. Le patronyme, les liens du sang et surtout les intérêts nés de la seule véritable économie de la région, l'informel. Et Maghnia cristallise, à elle seule, toute cette méfiance et ces idées préconçues qui font de la ville, La Mecque de la contrebande. Maghnia, qui comptabilise 114 000 âmes, selon le dernier recensement de 2009, et 200 000 officieusement, charrie derrière sa réputation surfaite son lot de misère et de décrépitude jetant ses propres enfants dans les bras d'organisations criminelles pour finir en prison ou au cimetière. “90% de hallaba ne sont pas propriétaires de leur véhicule, ils travaillent au tiers avec tous les risques encourus”, nous expliquera un connaisseur du réseau, notre guide de conjoncture. Du quotidien, les Maghnaoua retiendront les prix pratiqués pour les produits “importés” de l'extérieur. Des autres wilayas du pays. “La faute au PK 35, ils taxent les produits là-bas”, dira notre guide, en pointant un doigt vers l'horizon. Un déni de droit et un énième impôt à payer pour les frontaliers qui, à la longue, confondent réalité et sentiments de persécution. Pour Larbi Djillali, directeur régional des douanes à Tlemcen, le PK 35 n'est qu'un point de contrôle et de suivi de la marchandise qui rentre à Maghnia. “Les gens ne payent pas de taxe mais nous veillons à ce que la marchandise arrive à sa destination déclarée”. La contrebande comme système économique L'enjeu des frontières réside bel et bien dans la contrebande qui gangrène la région et l'économie de tout un pays. Si pour les autochtones, une certaine contrebande “soft” fait vivre toute une jeunesse désœuvrée au lieu de se tourner vers la drogue, il en est autrement pour les services des douanes dont les bilans annuels illustrent à souhait l'étendue de l'activité criminelle tout au long du tracé frontalier. “La contrebande est maîtrisée et gérée par les services marocains, aucun produit de première nécessité ne sortira de leur territoire, contrairement à nos contrebandiers qui exportent à peu près tout, principalement les produits soutenus, le cuivre, le carburant, les cigarettes, le lait en poudre, les fromages, les médicaments…”, énumérera notre interlocuteur. La liste des produits exportés est loin d'être exhaustive alors que le phénomène de la contrebande n'est pas normalisé en soit. Comprendre par-là qu'elle est tributaire de l'offre et de la demande des deux côtés de la frontière. “Les créneaux changent selon plusieurs critères, dont la sécurité et la disponibilité du produit”, expliquera M. Larbi. La contrebande des produits à l'exportation a permis à certaines familles de s'enrichir en s'appropriant le segment de la cigarette ou du carburant. “La contrebande des cigarettes rentrées frauduleusement en Algérie à travers les pays subsahariens ou importées dans un cadre légal et acheminées vers les frontières et avec le taux de change parallèle, le paquet est revendu 3 à 4 fois sa valeur, c'est dire les bénéfices engrangés”, ajoutera M. Larbi. En 2010, les douanes ont saisi 19 030 cartouches de marque Legend et 2 083 cartouches de Marlboro, à titre d'exemple. Quant à l'autre juteux volet de la contrebande, il concerne le trafic de carburant. Un phénomène qui, paradoxalement, met à mal même le concept de l'ouverture ou non des frontières. “Il n'y a pas de loi qui interdit à un citoyen de faire le plein de son réservoir”, cette seule remarque suffit à illustrer la complexité d'un dossier qui ne se résume pas à la seule donne politique. Dans une région coupée du reste du pays, la frontière demeure la seule alternative à la survie. Poste frontalier de Akid-Lotfi, à une dizaine de kilomètres de Maghnia, en empruntant “trig Oujda”, le ciel, la terre et le néant. Voilà par quoi peut se résumer la frontière Les barrières sont abaissées et El-Karia, l'autre nom donné par les autochtones au village de Akid-Lotfi, trahit toute la misère ambiante. À un jeune à qui on demandait si la frontière allait rouvrir, il nous répondra que c'est du pipeau “khorti” et que si on voulait traverser la frontière on n'avait qu'à le lui demander. Le Maroc est à peine à trois cents mètres de chez lui. Depuis l'ouverture de l'autoroute Est-Ouest, les hallaba sont arrivés jusqu'à Sidi Bel-Abbès et Aïn Témouchent pour assécher leurs pompes d'essence. Tlemcen, déjà sévèrement contaminée n'est plus aussi loin de la frontière. Les camions Renault, dont le réservoir peut contenir jusqu'à 400 litres d'essence, les Mercedes, R21 ainsi que les R25 annoncent Roubane. Un groupement de maisons à la situation administrative indéfinissable, qui est surtout connu pour être le déversoir de tous les hallaba. Un véritable réservoir à ciel ouvert. La procession des véhicules constitue un véritable pipe-line reliant les stations d'essence au territoire marocain. Le carburant est stocké ensuite dans des jerrycans qui sont planqués dans les maisons en attendant leur acheminement de l'autre côté du tracé à dos de baudet. D'artisanale, la contrebande de carburant a connu, ces dix dernières années, un boum spectaculaire frisant l'échelle industrielle. Pour le directeur régional des douanes, les réseaux de contrabandiers classiques ne répondent pas à un organigramme défini, allant à l'encontre des idées reçues, mais il existe des barons de la drogue des deux côtés de la frontière. “La frontière est divisée en secteurs d'activité et il est extrêmement difficile de piéger les trafiquants de drogue qui utilisent de gros moyens. Chaque cargaison est accompagnée par six à sept véhicules d'escorte, les sentinelles, et la drogue peut être cachée dans n'importe quel véhicule d'escorte. Si on intercepte la mauvaise voiture, l'alerte est donnée et la drogue prend un autre chemin. Ce sont de gros moyens qui sont utilisés par ces trafiquants”. 1 683 kg de kif, d'une valeur de 67 millions de dinars, ont été saisis l'année dernière. En attendant cette réouverture, la contrebande continue toujours de prospérer à l'ombre d'une politique d'exclusion.