L'état de la société algérienne est trop connu et, peut-être, plus profondément ressenti encore pour que je m'autorise à en donner une version de plus. Le temps n'est plus d'ailleurs au diagnostic, mais au remède. Je ne me sens pas le droit, par décence, de dire ce que ressent un Algérien qui n'a pas de toit, qui n'a pas d'emploi, qui n'a même pas son propre moi, tant il se sent négligé, oublié, voire même opprimé. D'une certaine façon, je suis un privilégié, bien que né dans l'une des familles les plus pauvres du village et qu'un jour, un ancien Premier ministre, fatigué peut-être de ma trop grande modestie, m'avait dit, à juste raison, que je ne devais rien à personne. Tout ceci pour dire que je ne prends pas pour “fonds de commerce” la misère réelle d'un nombre trop grand de mes compatriotes (hommes et femmes), mais que je cherche à comprendre ma société et à proposer des remèdes ou des recettes auxquels je crois profondément et sincèrement pour la sortir d'une crise existentielle pour tout le monde, qui n'a que trop duré. Pour tout dire, je n'attends rien de bon d'une troïka qui ne dévoile ni ses règles de fonctionnement, ni ses critères d'invitation, ni la liste de ses invités car je sais que les dirigeants de notre pays savent parfaitement ce qui va et ce qui ne va pas sur notre belle terre d'Algérie ! À qui ferait-on croire que le Premier ministre, le président de la République et encore plus le DRS, qui passent pour être les mieux informés du pays, ne savent pas ce qu'il faut faire pour que l'Algérie se redresse, emprunte la bonne voie et que chaque Algérien, chaque Algérienne (je pèse mes mots) trouve son compte chez lui et sorte du mal-être qui envahit toute la collectivité. A-t-on besoin d'une troïka pour initier des réformes profondes après tant d'expériences, de déconvenues, de déceptions et même de révoltes qui ont touché le pays d'Est en Ouest, du Nord au Sud, toutes catégories sociales confondues, du malheureux fellah au professeur d'université. Si je tente l'exercice de manifester, à ma manière, par l'écrit, c'est parce que je crois fortement qu'il existe au sein de la société algérienne des bases politiques raisonnables pour un consensus national. Les “décideurs” ne peuvent même pas s'abriter derrière le prétexte ou l'alibi de tensions ou d'explosions politiques pour différer, retarder ou édulcorer des réformes profondes et urgentes. Posée en termes simples et plus clairs, la question est de savoir sur quoi les Algériens et les Algériennes sont ou seraient d'accord aujourd'hui. J'invite le lecteur citoyen à me suivre dans mes développements. Je veux écrire sous son contrôle, sans donner libre cours à ce qui pourrait être ma position personnelle sur telle ou telle question. J'entends par consensus, concept emprunté aux Anglo-Saxons, non pas un accord formel, mais une acceptation de quelque chose qui ne soulève ni opposition ni hostilité. C'est un peu, si on me pardonne une telle analogie, l'ijmaâ en droit musulman, cher à la communauté musulmane, qui, disait-on, “ne peut pas se mettre d'accord sur une erreur”, ce qui offre, par conséquent, de larges possibilités d'entente sur le reste. Passons au fond des choses. Mon expérience de cadre de l'Etat, d'universitaire, de diplomate, de député, mes recherches sur notre histoire récente et notre politique extérieure, mon écoute des profondeurs sociales me donnent des raisons raisonnables de croire qu'aujourd'hui (2011), un consensus national est possible sur les questions suivantes : Limité par la nature de l'exercice, j'irai à l'essentiel. I - Le régime parlementaire Par définition, le régime parlementaire se caractérise essentiellement par l'indépendance et l'équilibre des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. La plupart des grands Etats européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Espagne...) le pratiquent depuis de longs siècles pour certains avec le succès que l'on sait, attachés à leur parcours historique et au statut de grandes puissances qu'ils conservent aujourd'hui encore. Appuyé sur un Exécutif à deux têtes ou bicéphale (chef d'Etat qui peut être un monarque ou un président de la République plus un Premier ministre, Chef de gouvernement), ce régime, “le moins mauvais de tous”, a fait ses preuves en matière de pluralisme politique, de libertés individuelles, de stabilité, de progrès et de démocratie. L'autre grand régime politique dit présidentiel, incarné surtout par les Etats-Unis d'Amérique, pour lequel certains acteurs politiques algériens semblent avoir une certaine préférence, est quasiment irréalisable en Algérie. Pour la raison amplement évidente mais rarement évoquée, pour mauvaise connaissance de la réalité américaine, que là-bas, ce sont quasiment cinq pouvoirs autonomes ou indépendants qui cohabitent avec une jalousie intraitable de leurs compétences et missions ; je veux parler du président, du Congrès (2 Chambres) de la Cour suprême, du pouvoir judiciaire, des Etats (50) et d'une presse, d'une longue tradition de solidité, de notoriété et de pugnacité. D'autres personnalités algériennes, peu nombreuses, je le concède, ont parlé d'un régime semi-présidentiel ou semi-parlementaire. Pour moi, c'est un ovni juridique ! Je ne connais pas de pays sur terre qui auraient expérimenté un tel régime. Au total, je pense que le régime parlementaire, qui est aussi une véritable école de démocratie pour les compromis politiques permanents qu'il exige de tous les partis, est le plus indiqué pour l'Algérie. II - La limitation des mandats L'idée d'une limitation à deux des mandats présidentiels est, je crois, largement acceptée. Nous ne sommes pas loin de l'unanimité, même si l'on sait que le FLN ne s'est pas clairement exprimé sur ce point pour ne pas gêner le président de la République qui est son président d'honneur, ce qui est contraire d'ailleurs à l'esprit et même à la lettre de la Constitution qui en fait le Président de tous les Algériens. Incarnant la nation tout entière, il doit, en principe, se libérer de toute appartenance partisane. Instruits par l'expérience récente, les prochains constituants devraient entourer l'acquis de deux mandats seulement, par les précautions les plus strictes. III - Une économie sociale de marché L'Algérie n'est ni sortie ni guérie de son expérience socialiste menée tambour battant et de façon si désordonnée pendant près de trois décennies. Je reconnais que l'expérience n'a pas laissé que des mauvais souvenirs, ni même un champ de ruines même si trop de gens, alors socialistes par convention ou hypocrisie, font tout pour l'accabler et la discréditer. L'immense majorité d'Algériens retient surtout les retombées positives qui ont profité aux populations les plus démunies. L'émotion est réelle lorsque la comparaison est faite avec l'esprit de prédation qui règne aujourd'hui. Mais ni la nostalgie ni la survivance d'un secteur public encore impressionnant ne peuvent ramener ce que beaucoup considèrent comme l'âge d'or de l'économie algérienne : il faut vivre avec son temps. Aujourd'hui, peu de pays sont encore socialistes ; à peine deux ou trois survivances depuis l'effondrement de l'URSS et du camp communiste dans les années 1990. Aujourd'hui, l'Algérie doit réaliser trois impératifs : 1. investir le plus possible pour sortir de l'ère des hydrocarbures ; ce qu'elle ne fait pas malgré ses immenses réserves de changes et l'appétit des investisseurs, autant étrangers que nationaux, toujours harcelés ou effrayés par l'insécurité législative et l'incertitude politique ; 2. reconvertir ce qui reste du secteur public en le privatisant sans le laisser en déshérence ; 3. veiller avec beaucoup plus de détermination à la protection et à la promotion des travailleurs, tous secteurs confondus. Je ne crois pas pour autant qu'il faille privatiser, pour le moment, des secteurs vitaux comme les hydrocarbures. Pourtant, c'est là où, probablement, la corruption est la plus forte. La métaphore de Boumediene, pour qui le pétrole était rouge de couleur du sang algérien, est assez explicite pour mesurer l'importance du secteur. Mais, le scandale récent non encore jugé de Sonatrach dit aussi l'urgence de tarir les sources de la corruption. Privatiser, c'est aussi ne plus s'approprier l'argent de l'Etat pour un enrichissement personnel. IV - Une justice sociale exemplaire On ne peut pas s'étonner qu'il y ait une rupture totale de confiance entre les Algériens et leur système politique, vécu et compris comme prédateur et oppresseur. Surtout depuis les années 1980. Il n'est pas possible que certains, certes très minoritaires, touchent des retraites et des salaires dorés, frisant des sommes qui oscillent entre 20 et 50 millions de centimes par mois, alors que l'immense majorité de la population ne perçoit que des revenus de survie. Le Smig est fixé à 15 000 DA. Que signifie-t-il lorsque l'achat d'un logement est inaccessible, que la famille peut compter cinq à dix personnes au minimum et que le kilo de viande frise des prix prohibitifs ? De plus, tout le monde n'a pas un emploi fixe et permanent. Le chômage, surtout des femmes, reste énorme. Le réajustement des salaires en Algérie est un impératif social qui doit trouver sa traduction à la fois dans l'esprit de la Constitution et les lois. V - Une égalité réelle entre hommes et femmes Cette question est loin d'être seulement morale, philosophique ou religieuse ; elle est aussi d'ordre politique et pratique. Même si on doit l'aborder avec précaution, en raison des traditions locales et de la trop lente évolution des esprits, souvent figés dans des tabous, il faut cependant aller calmement et lucidement au fond des choses. L'Algérie ne peut pas se permettre, dans la course impitoyable des nations vers la richesse et le progrès, de marginaliser 50% de sa population, soit plus de 15 000 000 de personnes aujourd'hui. J'ai le sentiment rassurant que chez la plupart des familles, y compris dans nos campagnes, la promotion des filles est largement admise et encouragée. Le seul facteur inhibiteur est le monde extérieur où l'Etat ne joue pas son rôle d'émancipateur et de protecteur. L'Etat a pour fonction et devoir de faire progresser, mais non régresser ou stagner une société. C'est pourquoi l'école, les médias, les associations sportives, culturelles et autres devraient être constamment orientés et encouragés dans le sens de la promotion des filles et d'une stricte égalité avec les garçons. Il reste que cela ne suffira pas. L'Algérie a besoin d'une révolution des esprits pour que les grands textes de loi ne tirent pas la société en arrière, mais en avant. Dire que les familles y sont prêtes serait peut-être un excès d'optimisme ou d'assurance de ma part même si, autour de moi, je constate une heureuse évolution dans la promotion des filles en matière de scolarisation, de vie professionnelle, de mariage, de gestion familiale (courses, conduite de voitures, voyages...). Par contre, ce que j'observe et analyse me porte à croire que les familles sont en avance par rapport à l'Etat qui semble avoir abdiqué depuis des décennies son devoir de promotion générale de la société. Et c'est là où je n'accepte pas, comme la quasi-totalité des Algériens, de considérer la religion comme un frein à l'émancipation. Il est vrai que, très récemment, les journaux algériens ont secoué l'âme de leurs lecteurs et éveillé leur conscience en rapportant l'interdiction de conduire une automobile aux femmes saoudiennes. Allez comprendre pourquoi il en est ainsi, sans parler des autres interdictions, au nom de la religion. La société algérienne me semble prête, pour ce que je comprends d'elle, à accepter des bonds considérables de progrès pour les femmes tels que : puissance parentale, abolition totale de la polygamie, héritage égalitaire, mariage sans tuteur. Tout en cherchant à préserver la paix des esprits, la prochaine Constitution algérienne devrait être l'occasion d'une avancée significative et irréversible de la société algérienne en matière d'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Dans notre région, nous sommes déjà les derniers de la classe alors que nous avons la même religion. VI - Une armée républicaine de métier Le rôle de l'armée n'est plus tabou. C'est déjà beaucoup, alors qu'avant, on frissonnait en évoquant son nom. Où en sommes-nous ? Le problème vient peut-être moins de ses rangs, que des cercles politiques qui ont toujours cherché son parrainage et sa protection. Prenons acte qu'elle a déclaré, il y a déjà plusieurs années, qu'elle se désengageait du champ politique. Je ne crois pas qu'elle l'ait fait. Chacun peut avancer ses raisons. Je crois cependant que la situation historique de l'Algérie est propice pour que son armée se limite aux missions qui ont fait la noblesse, la grandeur et l'honneur des armées classiques, à savoir être au service de la nation pour la défense et l'intégrité du territoire algérien. Rien d'autre, et c'est déjà énorme. Elle devrait même éviter de tomber dans le piège ou dans la fable du Corbeau et du Renard face à tous ceux, nombreux et puissants, qui la sollicitent. Je m'interroge sur tous ceux qui réclament son désengagement du champ politique et qui demandent en même temps, avec autant d'aplomb, qu'elle protège les droits et libertés individuels, les équilibres politiques du pays et même la forme républicaine de l'Etat. On ne peut pas vouloir une chose et son contraire. Je ne pense même pas qu'il soit désirable qu'elle soit “une armée à la turque”. Un peu de cohérence et d'esprit de responsabilité nous ferait le plus grand bien. Un tel saut qualitatif ne pourrait être consigné dans la prochaine Constitution que si on propose et adopte sa conversion en armée professionnelle ou de métier avec un service militaire de deux mois seulement (juillet/août) obligatoire de 18 à 25 ans pour les garçons et facultatif pour les filles. Je suis sûr qu'un tel schéma rencontrerait le meilleur et le plus grand accueil pour le bénéfice de l'armée et de la nation. VII Une pratique religieuse conforme à la tradition algérienne Des signes positifs et encourageants sont apparus récemment dans la rue algérienne. L'affichage de la pratique religieuse est moins ostentatoire qu'avant. Les prêches eux-mêmes ont perdu la virulence d'il y a quelques années seulement. La religion est redevenue moins une conduite de groupe qu'un comportement individuel. Il y a une sorte de retour sur soi pour être dans la meilleure disposition de l'esprit à être proche de Dieu. La religion n'aurait jamais dû quitter ce rapport unique, secret, insondable, inexpropriable de l'individu avec son Créateur. On ne peut que s'en réjouir. Même si la question doit être traitée avec mille précautions et infiniment de prudence, la prochaine Constitution devrait prendre en charge explicitement le retour des Algériens vers une pratique religieuse apaisée, conforme en tous points à la tradition qui nous a fait vivre ensemble, sans heurts, pendant des siècles. Que chacun se sente libre de vivre sa religion sans d'autre commandement que celui de Dieu. VIII - Une politique étrangère indépendante Le reflux de la diplomatie algérienne peut avoir quelque chose de vertueux s'il devait conduire à se recentrer sur les seuls et vrais problèmes du pays. Dieu merci, ils sont assez peu nombreux. Il y a, bien sûr, la question du Sahara occidental que l'honneur et l'intérêt de notre pays commandent de régler pacifiquement avec le Maroc, sans jamais transiger sur le droit à l'autodétermination du peuple sahraoui. L'esprit munichois de certains de nos anciens dirigeants est pitoyable. Pas moins que ceux qui cherchent à mettre la question entre parenthèses. L'honneur existe aussi en politique. Churchill a laissé l'une des plus belles sentences de l'histoire. Il y a aussi les turbulences à nos frontières. Nous devons y prendre garde en renforçant une coopération avec tous nos voisins. Mais je fais confiance à notre armée pour un ultime recours qu'il faut tout faire pour éviter. Au total, il n'est pas de meilleure sécurité pour l'Algérie que d'entamer enfin un réel et sérieux développement économique, sans jamais perdre de vue que la liberté de ses citoyens en est le meilleur et le plus sûr instrument. K. M. (*) Auteur et ancien ambassadeur