Il est à la fois un moyen économique, un repère chronologique et une valeur symbolique. “Mamma!, Mamma! Dis-moi, dis-moi ; Qu'est-ce que tu tisses? Qu'est-ce que tu tisses? Je tisse… je tisse pour mon enfant ; Un tapis pour l'amour ; Un tapis pour la fête ; Un tapis pour le roi ; Qui veut partir en voyage”. Tel est le refrain d'une chanson en chaouia de Dihya et Tkut, écrite par Messaoud Nedjahi. S'il y a un élément qui s'impose avec force dans la maison traditionnelle auressienne (non seulement dans l'espace, mais dans la vie entière des habitants chaouis), c'est “azata” (le métier à tisser). Il est à la fois un moyen économique, un repère chronologique et une valeur symbolique. Dans la maison berbère (chaouia) de Ghouffi dans la vallée d'Ighzar Amlel (Oued Labiod), il n y a ni cloison, ni obstacle, ni meubles sauf des éléments qui marquent chaque endroit. Un poteau par-ci, un dénivèlement par-là, des vides pratiqués dans les murs (niches), d'autres objets posés à même le sol, la place réservée à l'instrument (métier à tisser) qui paraît aussi vétuste qu'archaïque est de choix : la où se trouve la lumière. Le tissage l'exige ! Pourquoi cette place prépondérante ? Certainement parce que c'est grâce à cet outil d'un autre âge, encore jalousement conservé dans les zones les plus reculées du grand Aurès, qu'une page mosaïque souvent bariolée, s'écrivait et s'écrit encore, point en lettres ou mots, mais en lignes, en couleurs, en courbes et en motifs. Le tapis chaoui est une page d'écriture où le fil de laine ou le poil de chèvres, remplace la lettre et le mot. Chez les Nememcha, la plus grande tribu berbère des Aurès (Khenchela), au petit village de Babar, le tapis chaoui de différents genres et types est encore tissé aussi bien par les habitants du village (dans les hameaux les plus reculés de la région) que dans la petite unité de tissage où des ouvrières, qui ont appris le métier de mère en fille maintiennent en vie cahin-caha, une mémoire colorée qui raconte des couleurs, des secrets, des joies, des souffrances, comme dans un journal intime que seul l'auteur sait déchiffrer. Les jeunes tisseuses qui ont appris le métier en regardant faire leurs mère ou grand-mères, tissaient et fredonnaient des chants qui ont traversé les siècles, perpétuant à leur tour et peut-être sans le savoir, un savoir-faire millénaire, un legs inestimable, une part de l'identité. Un marqueur identitaire Si les tisseuses ne savent pas interpréter la totalité des motifs et des signes qu'elles réalisent avec adresse et habileté, elles savent, par contre, bien les faire, en respectant les couleurs ; elles savent nouer, broder, couper sans bavures, respecter les lignes, et ce sans aucune unité de mesure, uniquement à l'œil. Un zigzag bleu qui représente l'eau, des triangles inversés qui représentent la fête de la moisson et le “moussem”, un scarabée symbole de la protection contre le mauvais œil, la fibule (symbole amazigh) comme une arme vers l'œil de l'ennemi ou celui qui veut jeter le mauvais sort, un dromadaire qui représente la dot de la nouvelle mariée….et tant d'autres motifs et dessins tissés à la main. Les anciens disent que chaque région et chaque tribu avaient ses couleurs et ses motifs, hélas beaucoup de ces dessins ont perdu leur sens. Il ne s'agit certainement pas de motifs anodins ou aléatoires, car les ancêtres n'accordaient aucune place au superflu. Un octogénaire du douar de Khirene se souvient et raconte l'air de fête, le jour de l'installation d'azata dans la modeste demeure, pour donner le coup d'envoi à la réalisation d'un tapis pour la dot de la jeune fille, pour confectionner une kachabia, ou un laou (burnous) pour le chef de famille. Très précises et spécifiques, les couleurs, la qualité de la laine et du fil relèvent de la seule compétence des femmes, car ce sont elles qui feront du métier à tisser et du tapis des compagnons dans la solitude montagnarde des monts des Aurès. Au pays des Nememcha, elles fredonneront des airs oubliés, et des hauts faits d'armes de chevaliers dont la bravoure se raconte de génération en génération. Un tapis n'est jamais muet. Certes le tapis des Nememcha (Babar, Khenchela) a résisté aux caprices du temps mieux que d'autres, pour la simple raison qu'aussi bien les femmes tisseuses que le métier à tisser lui-même, ont trouvé refuge dans les zones rurales les plus reculées (Khirene, Taberdga, Oulja…). D'autres régions des Aurès, aussi bien arabophones que berbérophone (la vallée du Belezma et d'Oued Abdi, ou la tribu des Ouled Derradj) ont leur tapis et carpettes spécifiques. Quelques rares modèles existent encore, et sont exposés dans des magasins comme des cartes de voyages, qui dénotent la richesse de la région. Il suffit de peu pour que ces couleurs figées retrouvent vie, mais ce peu tarde à venir, d'autant que les principaux intéressés ont pris goût aux carnavals et autres zerdate. Et il semble que le travail de mémoire ne relève pas des services et tutelles concernés (Artisanat et Tourisme).