Il avait l'esprit voltairien et la répartie churchillienne. Ici il épate, là il en impose. Ainsi était mon ami Jean Waksmann que j'ai connu en juillet 2003. Il venait d'Argentine où il était PDG d'une boîte de téléphonie. La rencontre avec Alger l'avait si troublé qu'il avait pris le parti d'y rester. Il prenait son miel de tout : du soleil permanent qu'on néglige, nous autochtones, à force de le voir tous les jours, du Sahara où il partait bourlinguer pour se fondre dans son immensité, des montagnes du Djurdjura et de Chréa. Et puis il avait Mare Nostrum, cette mer Méditerranée qu'il chérissait au-dessus de tout, au point de prendre ses quartiers à quelques mètres d'elle. Il fait froid, gris et pluvieux l'hiver ? Pas pour lui. L'air marin qui lui caressait le visage et les cris des mouettes le faisaient vibrer de joie. Tel Zorba le Grec, il mangeait voracement chaque instant. Pour lui, il n'y avait ni passé ni futur, que le présent dont il ne voulait rater aucune miette. “Seul le présent est notre bonheur”, répétait-il souvent. Ce n'était pas une figure de rhétorique, oh ! que non, une vraie conception de la vie. Je l'ai vu la mettre en pratique dans les moments les plus durs de sa vie en gardant sa légèreté et son sourire malgré les difficultés. Il acceptait tout ce qu'il ne pouvait pas changer. Heureux en Algérie, il découvrit aussi l'amour avec une Algérienne. Il était comme un coq en pâte. Lui mince comme un couteau s'empâta un peu. Lui qui a longtemps vécu sans foyer ne pouvait pas résister aux petits plats délicieux mijotés par son épouse. épicurien ne croyant ni à Dieu ni au diable et même pas à la raison de l'homme qu'il trouvait souvent irrationnel, Jean était un fils des lumières qui avait de la tolérance et de l'indulgence devant les faiblesses humaines. Même la bêtise la plus révoltante il lui trouvait des excuses. Il ne jugeait jamais, car pour lui comme pour Alain, il faut supprimer le jugement pour supprimer le mal. Il y a environ deux ans, à notre grande surprise, Jean qui fumait comme une locomotive arrêta de nous enfumer. Il stoppa d'un coup, montrant ainsi sa force de caractère. Et puis un jour je l'entendis tousser. Toux du fumeur, n'est-ce pas. Toux persistante. Jusqu'à ce jour où il me fit entrer dans son bureau. Il avait l'air grave. Pas solennel, non grave avec un rien de colère rentrée. Il me dit de sa voix posée : “J'ai un cancer des poumons qui a métastasé.” A ces mots, je perdis la parole. Que dire dans de pareils moments ? Il ajouta : “Je pense à ma femme. Juste au moment où j'ai connu le bonheur, voilà que je vais le perdre ! Que va-t-elle devenir ?” Il ajouta qu'il était condamné, mais qu'il allait se battre jusqu'à son dernier souffle. Je retrouvais le battant. D'autres que lui, et c'est humain, se seraient effondrés. Lui a trouvé la force morale de continuer à vivre comme si de rien n'était. Il se jouait de la mort, comme il a joué avec la vie. Il partit en France pour se soigner. Sa place dans le comité d'entreprise resta vide. Quelques mois plus tard, alors que nous étions en réunion, il surgit pour nous faire un coucou entre deux chimiothérapies. Il n'avait pas beaucoup changé même si les soins qu'il avait subis ont été éprouvants. Il ne s'est pas plaint. Bien au contraire. En dix minutes il nous fit tordre de rire avec son humour si particulier. Un regard extérieur aurait pensé que c'était lui qui était en bonne santé tellement il était lumineux et nous les malades. C'était une scène digne d'Ettore Scola ou Fellini. Ah ! Ce qu'on avait rigolé ! Trois mois plus tard, Jean nous quitta définitivement nous laissant orphelins de ses rires et de sa gaieté communicative. De sa force aussi, car il appartenait à la race des hommes qui nous invitent chaque instant au bonheur. Jean disait : “Vivez avant de mourir !” Jean vit encore en nous. Puisque sa trace est toujours là, lumineuse… H. G. [email protected]