De Rabat au Caire, en passant par Tunis, la dominante est dorénavant au vert. Après avoir avancé masqués, les islamistes prennent ainsi le pouvoir dans les pays arabes, notamment ceux qui ont chassé leurs dictateurs. Le roi du Maroc marque un point : le scrutin de vendredi a vu la participation de 45% du corps électoral, soit un score honorable pour ces élections législatives censées traduire dans les faits sa volonté de réformes, sur fond de révoltes démocratiques dans le monde arabe. Face aux manifestations en faveur de changements politiques dont le Maroc a été le théâtre à partir de février, Mohammed VI a proposé, en juin, une série d'amendements constitutionnels pour transférer une partie de ses prérogatives à des représentants élus, adoptés par référendum deux semaines plus tard. En vertu de cette réforme, le souverain, qui conserve la haute main sur les affaires religieuses et la sécurité, devra notamment choisir un Premier ministre dans les rangs de la formation arrivée en tête. Mais de l'autre côté, ce vote est un échec pour le roi, qui pensait faire barrage à ses islamistes. Les islamistes du Parti de la justice et du développement ont revendiqué la victoire avant même les résultats officiels. “Sur la base des informations dont nous disposons actuellement, nous sommes en passe de faire mieux que prévu. Je pense que nous sommes partis pour obtenir entre 90 et 100 sièges”, a annoncé dans la nuit de vendredi à samedi le président du PJD, Abdelilah Benkirane. Soit le quart de la Chambre des représentants, formée de 395 députés. Si cette estimation devait être confirmée, le PJD deviendrait, après le parti Ennahda en Tunisie, la deuxième formation islamiste modérée à arriver en tête d'une élection depuis le déclenchement du Printemps arabe. Et sans nul doute, les Frères musulmans d'Egypte réaliseront un score au moins identique, lundi, si la date des législatives sera maintenue. En Lybie, le gouvernement de transition est islamiste dès lors que le président du Conseil national libyen a en personne affirmé que la Lybie post-Kadhafi se fondera sur la charia. De là à imaginer qu'une république islamique remplacera la Jamahiriya, la coquille vide de Kadhafi, il n'y a qu'un pas. Donc, de Rabat au Caire, en passant par Tunis, la dominante est dorénavant au vert. Après avoir avancé masqués, les islamistes prennent ainsi le pouvoir dans les pays arabes qui ont chassé leurs dictateurs. Le Maroc, en douceur, pour s'être épargné une révolution violente ; la Tunisie qui a ouvert la saison du printemps arabe et l'Egypte qui l'a marquée au pas, mais dont l'armée se veut encore gardienne du temple ; et enfin la Libye, cas d'espèce où il a fallu l'intervention de l'Otan pour faire tomber Kadhafi. Même la Syrie devrait basculer. Une évolution et des perspectives qui inquiètent les milieux modernistes arabes à tel point que se répand en son sein et chez les régimes encore debout ce discours “conspirationniste” : les Etats-Unis ont manœuvré pour que l'islamisme politique s'installe démocratiquement à la tête des pays d'Afrique du Nord. La thèse n'est pas nouvelle. Après avoir boosté les dictatures, voilà venu le temps des islamistes. Objectif, et la secrétaire d'Etat américaine ne l'a que trop répété implicitement ces derniers temps : garantir la stabilité de ces régions à long terme en les dotant de gouvernements qui seraient “enfin légitimes aux yeux de leurs propres populations.” Il reste cependant à confirmer cette thèse d'une main américaine agissant secrètement dans les coulisses pour imposer aux peuples arabes un nouvel ordre islamiste. Comme il reste à résoudre cette énigme de partis islamistes qui n'ont pas pris part à la chute des dictatures ou, quant elles l'avaient fait, c'était prendre le train en marche, et qui raflent les mises électorales. Ennahda, le PJD, les Frères musulmans, pour ne citer que ceux-là, ont disposé de structures bien organisées et de pactoles financiers ne provenant pas des cotisations de leurs militants, mais ça n'explique pas pour autant leur succès, d'autant, et, on ne le soulignera jamais assez, qu'ils n'ont pas pris part aux changements révolutionnaires. Ils ont d'abord assisté en spectateurs aux évènements et ensuite se sont insérés dans le processus de changement en donnant l'impression qu'ils se sont fondus dans la démocratie, allant jusqu'à s'interdire, verbalement pour l'heure, de toucher aux acquis démocratiques ou, comme en Tunisie, au statut des femmes, le plus avancé dans le monde arabe. Dans les courants républicains et démocratiques, ce langage n'est que propagandes et balivernes. Et de convoquer les engagements de l'ayatollah iranien Khomeiny en 1979 et le tapis vert que lui ont déployé les Occidentaux et même la gauche marxiste iranienne. Les ayatollahs ont récupéré la révolution à leur seul profit. Depuis, la République Islamique tient le pouvoir à Téhéran d'une main de fer. Ce sera plus difficile pour Ennahda, le PJD et demain les Frères musulmans. Le contexte a changé et les sociétés sont assez sécularisées, du moins en ce qui concerne les libertés fondamentales. En outre, ces islamistes qualifiés de soft savent qu'ils ne doivent surtout pas affoler les Occidentaux. La question est de savoir si ces islamistes au pouvoir avanceront encore masqués ou feront leur aggiornamento. Pour l'heure ils se réclament tous du modèle turc. Les islamistes de l'AKP ont effectivement fait basculer la Turquie dans le camp des pays émergeants mais leur respect de la démocratie n'est pas endogène à leur propre idéologie. Ceux qui s'ébahissent devant ce modèle ont zappé le legs d'Atatürk, la proximité de l'Europe dont la Turquie est toujours candidate et, surtout, la sécularisation de très larges pans de la société pour lesquels la laïcité, à ne pas confondre avec l'athéisme, est la ligne rouge. D. Bouatta