Mohammed VI est face à un véritable dilemme : s'il lâche la bride, les islamistes vont gagner plus. S'il les bride, ils se radicaliseront, d'autant qu'il existe au Maroc leur version radicale, illégale et peut-être plus importante que le PJD. Abdelilah Benkirane, chef du PJD, le parti islamiste vainqueur de l'ouverture de Mohammed VI, nommé par celui-ci nouveau chef de l'exécutif marocain, verra sa marge de manœuvre considérablement réduite. Le roi avait pris le soin de verrouiller la prévisible cohabitation. Alors, le courant va-t-il passer entre le “commandeur des croyants” et l'islamiste ? Benkirane est confronté à une double contrainte. Le Chef du gouvernement dispose, selon la nouvelle Constitution, de pouvoirs élargis, mais sa marge de manœuvre est réduite. Le roi, qui a un rôle d'arbitre suprême, conserve en effet son domaine réservé, un peu à la manière du chef de l'Etat en France. Il veille sur la politique étrangère, la sécurité intérieure, la défense… Mohammed VI s'est gardé tous les pouvoirs régaliens. En outre, arrivé en tête du scrutin, le PJD n'a gagné qu'un quart des sièges au Parlement. Benkirane est donc obligé, pour disposer d'une majorité devant les députés, de proposer des portefeuilles ministériels à des membres de la Koutla, une alliance regroupant l'Istiqlal, l'Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS) pour gouverner. Avant d'être chef du gouvernement, Benkirane avait pris le soin de prêter allégeance au roi, de lui reconnaître la qualité de “commandeur des croyants”. Une hérésie pour un islamiste. En fait, il l'avait fait en 2006 pour obtenir le feu vert et présenter son parti aux législatives de 2007. Il y avait remporté une quarantaine de sièges et s'était installé dans l'opposition. De ce point de vue, contrairement à leurs homologues tunisiens, les islamistes marocains prennent le pouvoir avec tout de même une expérience de ses arcanes et procédures. “Monarchiste”, Benkirane a réaffirmé après la victoire de sa formation : “Notre objectif n'est pas de porter préjudice au palais royal mais de nous entendre avec lui.” Preuve de sa bonne volonté de plaire à l'establishment, au makhzen, le sobre Benkirane s'est même mis à nouer des cravates autour de son cou, alors qu'il avait juré ne jamais porter “cet attribut occidental”. Dans l'opposition, il s'était emporté dans l'hémicycle du Parlement contre la tenue jugée trop légère d'une journaliste. Le pouvoir arrondit les angles. Ex-islamiste radical, il s'est converti au réalisme dans les années 1980. Après avoir milité dans les années 1970 au sein de la Chabiba islamiya, un groupuscule clandestin mêlé au meurtre du leader socialiste Omar Benjelloun et effectué deux séjours en prison, ce fils de famille bourgeoise rentre dans les rangs dans les années 1980 en rompant avec l'idéologie révolutionnaire des Frères musulmans. Benkirane avait négocié avec Driss Basri, l'inamovible ministre de l'Intérieur de Hassan II, la légalisation d'un parti à référence islamiste. Pour Hassan II, il s'agissait d'éviter un scénario à l'algérienne avec la montée du FIS. Fondé en 1998, le PJD connaît une progression électorale fulgurante au point d'accepter de réduire le nombre de ses candidats aux municipales de 2003 à la demande du Palais royal, au nom de l'intérêt supérieur du pays. Député depuis 1997, Abdelilah Benkirane se fait connaître pour ses saillies moralisatrices. L'été dernier, il s'est lancé, lors du débat sur l'inscription de la liberté de conscience dans la nouvelle Constitution, dans des diatribes contre les laïcs qu'il accuse de vouloir répandre la “déviation sexuelle”, autrement dit l'homosexualité. Il devait depuis mettre en sourdine ses anathèmes, sans parvenir à totalement rassurer. Les créateurs artistiques et une partie des intellectuels redoutent de voir tomber une chape de plomb islamique sur le royaume, alors que le printemps arabe a provoqué une libération de la parole et une effervescence inédites. Le nouveau chef du gouvernement est aussi connu pour ses coups de tête et ses décisions unilatérales au sein de son propre parti où il est régulièrement rappelé à l'ordre. En février dernier, trois cadres du PJD ont démissionné, Mustapha Ramid, Ahmed Choubani et Abdelali Hamieddine, à cause de ses sautes d'humeur. L'homme compte, dit-on à Rabat, plusieurs détracteurs et pas qu'au au sein de la société civile et dans les milieux d'affaires, même au sein de son parti. En plus de ses écarts de langage, Benkirane s'était permis “d'insulter” ses opposants politiques lors de meetings. Des gaffes impardonnables à la Primature. Quoi qu'il en soit, Benkirane aura une marge de manœuvre limitée, selon des constitutionnalistes marocains : le nouvel exécutif ne disposera d'aucune prérogative dès lors que le Premier ministre ne pourra diriger le Conseil ministériel que par dérogation. En d'autres termes, c'est toujours au roi de fixer l'ordre du jour. D'ailleurs, dès l'annonce des résultats officiels dimanche soir, Abdelilah Benkirane a réitéré son allégeance au souverain. “Le roi est le chef de l'Etat et aucune décision importante ne peut être prise en Conseil des ministres sans la volonté du roi”, a-t-il insisté. Comme pour les précédents gouvernements, le PJD, qui a accepté de se soumettre au Makhzen, pourrait vite se retrouver en porte-à-faux avec ses promesses électorales. D. Bouatta