Par ces temps de frilosité politique où le koursi prend le pas sur les convictions, où le beggar au 4x4 avec la fausse blonde à côté est devenu un modèle de réussite, plusieurs biographies et articles rendent hommage à un moudjahid qui est mort avant de voir ce triste tableau. S'est-il battu pour qu'on en arrive là ? Tout ça pour ça ? Certainement pas. Il rêvait d'une autre Algérie à la mesure de ses idéaux révolutionnaires : juste, belle et prospère. Je veux parler de Frantz Fanon, révolutionnaire sincère que je n'ai connu que par ses textes qui sont devenus des classiques : Peaux noires masques blancs, L'an V de la révolution algérienne et Les damnés de la terre. Très tôt j'ai eu de l'admiration pour ce psychiatre martiniquais habité par la révolution algérienne, ce juste qui me semblait être le frère siamois de Larbi Ben M'hidi et de Abane Ramdane. Je pensais à lui comme à un héros lointain perdu dans les brumes de l'histoire. Et puis voilà que je me retrouve dans le même lycée que son fils Olivier, un joyeux drille — comme on l'est à cet âge-là — loin de l'image austère que je me faisais du père. N'importe, j'avais en face de moi la chair de la chair du héros. Je humais donc Olivier, je tournais autour de lui comme une phalène autour de la lumière, pour percer le secret du martyr. Son père était-il comme lui, bon vivant et spirituel au même âge ? Ou bien était-il austère et sombre ? à voir Olivier de près, j'ai compris que son géniteur était aussi un être humain, surtout un être humain. Si Olivier m'a fait entrevoir l'épaisse silhouette de son père, car incontestablement il avait quelques traits de lui comme le nez fort et une parenté de sang, c'est sa mère Josie qui m'a permis de mieux saisir l'époux dans toute sa pureté et sa dureté. Pureté et dureté du révolutionnaire qui a tout sacrifié pour une cause, celle de l'Algérie. Je l'ai connue alors qu'elle était collaboratrice à Révolution africaine, celle de la grande équipe de Zemzoum : Saïdani, Abdou, Rezzoug, Souissi, Slim, Hamdi, Ameyar... Je la vois encore avec ses longs cheveux bruissant sur ses épaules, son écharpe aux couleurs chatoyantes et son couffin. Elle ne posait pas à la femme du grand Frantz Fanon, elle était elle-même assez grande pour en imposer. Grande d'abord par son engagement pour la cause de l'indépendance auprès de son mari qu'elle a connu en 1949. Elle avait alors 18 ans ! 18 ans vous vous rendez compte ! à l'âge où les jeunes filles ne pensent qu'à danser, elle a aimé un homme de feu, prêt à cracher ce feu pour toutes les causes. Cet amour-là a un nom qui, selon Marx, est le plus beau ciment de l'amour : l'identité de cause. Cet amour-là ne meurt jamais, ni en trois ans, ni en dix, le combat le fortifie et le bonifie au point d'atteindre l'éternité, loin de la guimauve des Roméo et Juliette. Grande aussi par son talent de plume et sa vision. Un style sec comme un coup de fouet, et incisif comme un stylet. Femme discrète à la cinquantaine un peu forte, elle n'avait que le rire qui était, parfois, remarquable. Je ne l'ai jamais entendu parler de son héros de mari, ni de son rôle, à elle, dans la révolution. Elle n'avait pas l'esprit moralisateur d'anciens combattants dont certains en ont fait un fonds de commerce au point qu'aujourd'hui on les confond, par leurs richesses, à ces beggara honnis. Elle était pure, comme le sont les gens d'hier que la révolution a transcendés. J'aurais aimé la connaître plus, lui poser des questions au lieu de quoi je restais figé dans la posture du potache. Peut-être étais-je freiné par sa légende qui valait tous les discours ? Pourtant, elle était aussi accessible que l'était la montagne des Aurès pour les combattants de novembre. Sa présence me réconfortait. Et cela me suffisait. Avec elle, je n'avais pas besoin d'escalader des sommets. J'étais au sommet. En 1989, un jour de juillet caniculaire, elle se jeta de la fenêtre de son appartement d'El-Biar. Auparavant, elle avait pris soin de ranger minutieusement tous les papiers et lettres de Frantz. Assia Djebbar qui était son amie avait eu ce mot en forme de sanglot : “Elle seule explosa !” Seule ? Jamais. Elle explosa au sol en nous fracassant. Quelque chose était mort en nous. Notre part Josie. Notre part de pureté. Elle repose au cimetière d'El-Kettar. Sur les hauteurs d'Alger. Haute Josie, haute, même endormie pour l'éternité. H. G. [email protected]