La contribution du frère Si Mohamed Maârafia (Soir d'Algérie des 6 et 7 décembre 2011) tranche singulièrement avec l'esprit partisan et les propos infamants auxquels une meute d'écrivaillons sans relief a eu recours en 2010 pour séquestrer, à défaut des restes, l'âme d'un héros national. Venant d'un frère de combat, universitaire de surcroît et dont la rétrospective n'a apparemment pas faussé l'analyse historique, j'allais l'endosser sans faire la fine bouche. Mais un deuxième essayage m'a quelque peu gêné aux entournures et voici pourquoi. Je passe sur les sources documentaires ou sur les témoignages où Si Maârafia a puisé ses informations pour éclairer une période claire obscure de la Révolution et que le lecteur aurait voulu identifier. En tant qu'universitaire et maquisard, Si Maârafia, nul doute, sait que le récit des maquisards même s'il constitue une source indispensable à l'historien qui prend la mesure des enjeux idéologiques, des représentations tronquées ou des mensonges par omission, n'est pas l'Histoire, discipline scientifique qui obéit à des règles rigoureuses d'écriture. Je souligne au passage le clin d'œil adressé au pouvoir en place, pouvoir boumedieniste sans Boumediene qui, même craquelé et moribond, “apporte un cinglant démenti à la théorie des dominos”, “alors qu'autour de lui le monde arabe bout”. Après tout, il arrive à tout le monde, à tout régime, de siffloter dans un cimetière et même si les choses ont changé, le changement s'opère dans un monde parallèle. Le président Bouteflika plus que jamais pragmatique et l'Algérie avec lui ont pris la mesure des vrais rapports de force établis sur la planète. Ce n'est pas lui qui appellerait aujourd'hui à l'évacuation de Guantanamo ainsi que Ben Bella osa le faire en octobre 1962 et ce n'est pas Boumediene qui aurait rendu visite à l'Otan ainsi que le fit le Président actuel en décembre 2002. J'en arrive à ce qui m'incommode et m'attriste en même temps. On aurait voulu un peu plus de symétrie [?] dans les jugements portés sur le colonel Amirouche. Par exemple, après l'interrogation “Amirouche était-il un sanguinaire ?”, poser une question parallèle “Etait-il un homme d'Etat ?” Même si ses compagnons ont tendance à l'encenser, ils savent que des frères comme Si Maârafia, dont les yeux sont moins “embués par les larmes”, et moins subjectifs, se chargeront de rappeler “les chapitres sanglants où Amirouche a tenu les premiers rôles”. Des premiers rôles qui illustrèrent le patriote absolu de l'Organisation Spéciale (l'OS) imprégné de cette tranquille certitude que l'injustice scandaleuse de l'oppression coloniale ne disparaîtrait que de la façon dont elle a été infligée : la force armée ; et que la tyrannie ne pouvait être frappée que par cette portion des citoyens les plus près d'elle et non pas par les familles de grande tente, le colonel en a assumés. Des “premiers rôles” qui révélèrent sa stature d'homme d'Etat, il en a tenus durant ses cinq années de guerre, comme son initiative de convoquer une réunion des colonels de l'intérieur, réduite curieusement par Si Maârafia à sa volonté de “rompre sa solitude”. Certes, les grands chefs ont toujours été à un degré ou un autre solitaires. Le colonel Amirouche s'isolait systématiquement et faisait les cents pas chaque fois que nous recevions une bonne ou mauvaise nouvelle, à la seule différence qu'en cas de mauvaises nouvelles ses pas étaient rythmés par un chant d'une tristesse infinie : Si el-dzair ar Thizi Ouzou, dhouliw ar yestrou. Listiâmar vou lem'hayen, thoudjal e dh goujilen. [D'Alger à Tizi Ouzou, pleure, ô mon cœur ce colonialisme de malheur, faiseur de veuves et d'orphelins.] Ce colonialisme de malheur… Bien que Si Maârafia reconnaisse que le bouclage des frontières par les barrages électrifiés a constitué un tournant dans la guerre, il semble ignorer son impact sur le moral des djounoud et de la population et la colère qui s'était emparée de nous tous à l'endroit de l'armée des frontières coupable, à nos yeux, des graves carences dans l'acheminement des armes et surtout des munitions. Sinon, Si Mâarafia aurait compris le vrai sens à donner à la réunion des colonels de l'intérieur. Dans une lettre adressée personnellement à Krim que nous avons transportée en même temps qu'une énorme somme d'argent durant quarante deux jours de l'Akfadou à Tunis fin avril 1958, le colonel avertissait que les lignes électrifiées commençaient à étouffer gravement la lutte armée et que la colère des moudjahidine commençait à gronder. Il est vrai que la prise du camp retranché d'El-Hourane le 4 février 1958, grâce à la complicité du sergent-chef des Spahis, Mohamed Zernouh, mort les armes à la main en tant que chef de bataillon de choc peu de temps après ce coup d'éclat, ait apporté un répit temporaire, la pénurie de munitions pour les fusils-mitrailleurs Bren anglais ou les mitrailleuses MG 42 allemandes était telle que l'on était contraint de les graisser et de les enterrer dans des abris. En outre, dès le début de l'année 1958, j'ai rédigé une circulaire sur ordre de Si Amirouche qui avertissait que tout officier montant une embuscade sans récupérer des armes et des munitions était dégradé. Ce fut la gravité de la situation prévalant dans les maquis qui incita le colonel Amirouche à organiser cette réunion qui se tint du 6 au 12 décembre 1958 au Nord-Constantinois et qui regroupa quatre chefs de wilaya, Si El-Hadj Lakhdar (W. I, Aurès-Nememcha), Si M'hamed (Ahmed Bouguerra, W. 4), Si Haouès (Ahmed Ben Abderrezek W. 6) et enfin Si Amirouche W.3. Alors qu'elle tint ses assises dans la Wilaya 2 placée sous son commandement, le colonel Ali Kafi qui se trouvait à trois heures de marche de ses collègues estima que ce n'était pas servir la Révolution en participant à ses travaux. Dans une lettre adressée aux colonels Si M'hamed et Si Haouès, il invoqua un “ratissage dans la zone où je me trouve”. Dans un télégramme adressé au GPRA, immédiatement après la réunion, les quatre colonels écrivirent ne mâchèrent pas leurs invectives à l'encontre de Si Ali Kafi : “Regrettons absence injustifiée colonel wilaya n°2… Considérons son attitude incompatible avec la tradition révolutionnaire”. Même s'il se refusait à cautionner les actions entreprises en Wilaya 3 ou 4 pour faire face au complot de la “Bleuite”, son devoir était de porter ses réserves devant ses pairs réunis chez lui, et de leur faire partager sa sagesse et son omniscience. En fin de compte, il fut le seul chef de Wilaya, l'état-major de la W. 5 ayant toujours résidé à Oudjda, à boycotter la rencontre alors que les colonels Si Haouès et Si M'hammed avaient effectué deux mois de marche pour être au rendez-vous et parler d'une seule voix lorsqu'il s'agissait de dénoncer les graves carences dans l'acheminement des armes et des munitions. Dans les “doléances” élaborées par le Conseil de Wilaya réuni en session extraordinaire le 2 mars 1959 le Conseil utilisa des termes véhéments : “Demandons offensive coordonnée et efficace de la ligne Morice... pour permettre le passage de matériel et de munitions dont nous avons grandement besoin...” Le Conseil de wilaya formula même l'hypothèse d'une “négligence criminelle des responsables de l'acheminement d'armes... Nous voulons connaître les noms des responsables de la base de l'Est depuis la construction de la ligne Morice. Il n'est pas exagéré de dire qu'il y a eu sabotage, volontaire ou non, et que la situation, si elle se détériore, est la conséquence de cette négligence.” La colère des maquisards de l'intérieur Ces doléances que le colonel Amirouche ramenait avec lui vers Tunis lorsqu'il fut tué au Djebel Sidi Thameur, une protubérance pelée, reflétaient fidèlement la colère frisant la révolte qui s'était emparée de nous tous dès le début de l'année 1958. Mais la Wilaya III n'était pas seule à manifester sa colère. Le commandant Si Salah Zamoum de la Wilaya IV s'était également insurgé et s'était livré à un véritable réquisitoire en 1960 contre le chef d'état-major général et le GPRA. “Vous ne pouvez en aucune manière prétendre avoir accompli votre devoir... Vous avez stoppé radicalement tout acheminement de compagnies et de matériel depuis 1958... Vous êtes enlisés dans la bureaucratie et vos déclarations n'ont plus qu'un accueil ironique auprès des moudjahidine tant vos promesses les ont blasés... Nous préférons ne plus compter sur votre travail... Nous ne pouvons en aucune manière assister les bras croisés à l'anéantissement progressif de notre chère ALN et à l'extermination systématique de notre cher peuple.” Si le colonel Ali Kafi refusa de se joindre à ses pairs, ce n'est pas après avoir “consulté le GPRA”, comme l'affirme Si Maârafia, mais après avoir reçu l'ordre de son chef Ben Tobbal qui craignait que si l'intérieur plébiscitait le colonel Amirouche, il eut été loisible à Krim en tant que chef des Forces armées de nommer le colonel Amirouche chef d'état-major. La stature d'homme d'Etat du colonel Amirouche lui avait déjà été reconnue par le Congrès de la Soummam, en le désignant pour aller aider nos frères de la Wilaya I à mettre fin à la discorde née de la disparition tragique du regretté Mustapha Ben Boulaïd en mars 1956. Le frère Si Maârafia aurait pu s'abstenir de porter des jugements et d'établir des parallèles tronqués qui réduisent à néant l'hommage qu'il veut donner l'impression de rendre à la mémoire du colonel Amirouche, tels que “c'est une chance pour la Wilaya II d'avoir eu, au moment du grand doute, des chefs qui ont su faire confiance à leurs compagnons d'armes”, une manière perfide de laisser entendre que ce ne fut pas le cas de la Wilaya III. Je n'aurais pas relevé cette remarque si le frère Si Maârafia n'avait pas rapporté que le général Faure était tellement obsédé par le personnage de Si Amirouche qu'il avait accroché face à son bureau le portrait du colonel, “devenu son cauchemar quotidien”, ou s'il nous avait expliqué pourquoi l'homologue dans les basses œuvres du général Faure pour la Wilaya II, le général Vanuxem de triste mémoire, n'a pas fait encadrer le portrait de Ali Kafi et n'en a jamais fait son cauchemar. J'en arrive maintenant à la période douloureuse de la “Bleuite”. “Le docteur Khene n'en croit pas ses oreilles… Les jeunes étudiants qu'il a connus à l'université… ont été exécutés”, rapporte Si Maârafia. Ceux qui n'ont jamais cessé de clamer que Si Amirouche ciblait des “intellectuels” ont de nouveau du grain à moudre avec ce témoignage de premier ordre, occultant le fait que Si Amirouche fut le seul chef de Wilaya et l'un des rares révolutionnaires de l'Histoire à penser à l'après-révolution, en créant, en 1957 à Tunis, un centre d'accueil de jeunes susceptibles de poursuivre leurs études et qui forma des centaines de cadres civils et militaires. Dans le rapport du colonel Amirouche alertant toutes les Wilayas et le GPRA de la découverte du complot, Si Amirouche avait souligné que “parmi les hommes arrêtés, figurent des officiers de Zone, Région, des sous-officiers, djounoud, moussebiline, chefs d'organisations locales (FLN) et des civils”. Les géniteurs damnés de la machination de la “Bleuite” réussirent à introduire la suspicion à grande échelle au sein de l'état-major de la wilaya III et de la Wilaya IV, non seulement parce qu'ils maîtrisaient les techniques de falsification de documents et de cachets, de manipulation et d'intoxication, tirant profit d'une administration civile au garde-à-vous, mais surtout parce que deux jours avant l'arrestation de Yacef Saâdi, la Zone autonome d'Alger (ZAA) est passée sous le contrôle total du capitaine Léger. Une lettre rédigée de ma main deux jours avant son arrestation, adressée par le colonel Amirouche à la Zone autonome d'Alger (ZAA) et reproduite intégralement par le capitaine Léger dans une annexe de son ouvrage Aux Carrefours de la Guerre prouve que le courrier de la Wilaya III, où les armes envoyées à Alger allaient directement dans les mains du capitaine, ainsi d'ailleurs qu'il l'affirme et que confirme le célèbre ouvrage d'Alistair Horne, A Savage War of Peace, livre de chevet de Georges W. Bush au moment de l'invasion et de l'occupation de l'Iraq. “Persuadé, écrit le capitaine, que rien de tangible ne pourra être obtenu sans le concours des musulmans, je pensais que l'action souterraine de rebelles retournés et réinjectés dans le circuit était la meilleure façon de parvenir à juguler le terrorisme.” Le Groupe de renseignements et d'exploitation (GRE) qu'il créa “dans cette optique” tira profit du “flair sensationnel” (Léger p. 250) du capitaine Chabanne, officier de renseignements du 3e Régiment de parachutistes qui garda secrète l'arrestation de Hassan Ghendriche, alias Zerrouk, chef de la zone est d'Alger. Celui-ci, qui accepta de travailler pour “les forces de l'ordre”, fut installé dans un studio de la rue Tanger, d'où il continua, sous les ordres de Léger, à communiquer avec Yacef Saâdi sous le pseudonyme de Safi. Quelques jours avant son arrestation, le 24 septembre 1957, Yacef nomma Ghendriche, c'est-à-dire en fait le capitaine Léger, commandant militaire de la ZAA. À partir de ce moment-là, Léger n'avait plus besoin de falsifier des documents ou de fabriquer de faux cachets. Ce fut avec un authentique ordre de mission qu'il se rendit avec ses “bleus” en Zone IV, vêtu d'une kachabia et qu'il s'empara du lieutenant Si El-Hocine Sahli qui venait de nous quitter deux jours à peine auparavant, et de ses collaborateurs, tels Boualam Hedroug, secrétaire de zone, que Dieu prolonge sa vie. Ce furent ces arrestations sans précédent, parce que sans combat, qui, comme des tirs de sommation, alertèrent Si Amirouche qui déclencha les enquêtes, les tortures et les exécutions. “l'ALN ne commet pas d'injustice, elle peut se tromper” Lorsque le colonel se rendit compte que les services psychologiques de l'armée française venaient de venger l'échec cuisant de l'Oiseau bleu qui vit quelque 1 200 maquisards superbement armés par les Services secrets français et censés constituer des contre-maquis, rejoindre l'ALN après avoir mis hors de combat 70 Chasseurs alpins, il assuma ses responsabilités. Il reconnut son égarement passager et resta un chef. Dans un discours prononcé devant des milliers de maquisards et de moussebiline, en novembre 1958, un mois à peine avant la réunion des colonels de l'Intérieur, usant de sa capacité coutumière de transcender sur-le-champ un revers même cuisant, Si Amirouche ramena la “Bleuite” à ses justes proportions : une bataille perdue dans la guerre psychologique. “On dit, clama-t-il avec force, que l'Armée de libération nationale commet des injustices. Non, l'ALN ne commet pas d'injustices. Mais elle peut commettre des erreurs.” [al-djeïch attahrir yekhdham el vatal. Matchi dhelvatel iguellan, ethlaghladh]. “Dans l'Histoire, il n'y a pas une guerre où il n'y ait pas eu d'égarement.” “Ils ne sont pas morts d'une injustice, ils sont victimes d'une erreur.” [matchi dhelvatel iguellane, adhleghladh. Ou mouthnara guel vatel, em mouthen gueleghladh]. Ainsi que le rappelle judicieusement Si Maârafia, l'écart qui prévalait dans la maîtrise respective des techniques de la guerre psychologique était de la même ampleur que celui qui distinguait le fusil de chasse du maquisard d'un chasseur-bombardier. Ce fut à cause de cette énorme disparité dans les connaissances de la guerre psychologique et surtout dans la sophistication de l'armement qu'il n'existe aucune commune mesure entre les pertes de l'ALN et celles de l'armée française, un pour sept, si l'on ne retient que les statistiques françaises, les pertes humaines, s'entend. Entre le 15 mai et le 20 septembre (5 mois), selon l'Aurore du 26 septembre 1959. 13 300 “fellaghas” sont mis hors de combat dont plus de 2 000 en Wilaya III. L'affaiblissement considérable de la résistance armée consécutif au bouclage des frontières, à la pénurie de munitions, au démantèlement de la Zone autonome d'Alger et la capture de Yacef Saâdi fut largement compensé par un théâtre opérationnel diplomatique où la diplomatie française, qualifiée amèrement de “désuète et inefficace” par le général Maurice Challe (Notre Révolte p. 42), fut incapable d'endiguer un courant de sympathie irréversible dans l'opinion internationale envers la Révolution algérienne. Des diplomates brillants, à l'instar d'Aït Ahmed Hocine et de M'hammed Yazid, présents à la conférence afro-asiatique de Bandoeng en 1955, obtinrent avec brio des quelque trente pays indépendants afro-asiatiques, pour la première fois, leur “soutien au droit des peuples d'Algérie, de Tunisie et du Maroc à l'autodétermination”… et l'inscription de “la question algérienne” sur l'agenda de la 11e session ordinaire de l'Assemblée générale des Nations unies du 1er octobre 1956. Par ailleurs, les dégâts infligés directement ou indirectement à l'économie française, à l'honneur et au prestige de la France réduite à contempler, impuissante, la montée en puissance de l'Allemagne fédérale alors qu'elle était enlisée dans une guerre désespérée et d'un autre âge, furent incommensurables. La guerre a mis fin à la carrière de bien de leaders politiques et de chefs de parti, détruit la IVe République, provoqué un coup d'Etat “constitutionnel”, menacé la Ve République d'un débarquement militaire et d'un régime fasciste et amené la France à la lisière de la guerre civile. En organisant le coup de force d'Alger le 13 mai 1958, amenant de Gaulle au pouvoir, l'armée fit une entrée fracassante dans la politique française, à la manière d'une “République bananière”, fait sans précédent depuis le coup d'Etat du 2 décembre 1851 de Napoléon III instaurant le Second Empire. Le colonel Amirouche fut un héros de légende, mais on chercherait en vain dans l'Histoire un héros parfait. Il incarne un symbole qu'on ne peut toucher sans toucher à la nation et à la Révolution. H. A. (*) Secrétaire du colonel Amirouche et auteur de Akfadou, un an avec le colonel Amirouche