Il y a quarante ans que je voulais la voir -quarante ans vous vous rendez compte!-et puis me voilà à ses pieds, là-haut sur un plateau battu par les vents du Sud. Pourquoi ai-je retardé si longtemps cette rencontre qui ne dépendait finalement que de moi? Je l'ignore. Mille fois, j'avais décidé d'aller la voir. Mille fois, j'ai renoncé, pris par le tourbillon de la vie, ou peut-être, comme tout romantique-combien en reste-t-il encore ?- j'ai préféré rêver d'elle plutôt que de la rencontrer craignant qu'elle ne soit pas à la hauteur du rêve. Les yeux du cœur sont toujours plus beaux que ceux de la tête. Je rêvais de son évanescence, femme fuyante, femme troublante, femme étrange à l'étrangéité d'un fantôme. Je l'ai rencontrée alors que je n'avais qu'une dizaine d'années. À l'heure où les enfants se gorgeaient de contes de fées, moi c'est à la source Hizia que je m'abreuvais grâce à une tante de mon père qui me berçait chaque soir de la beauté tragique de cette femme née sous un palmier et morte sous un palmier. Elle me la décrivait avec une chevelure d'amazone, des yeux noirs à rendre angélique un diable, ce qui est bien plus difficile que damner un saint, silhouette racée comme celle d'un pur-sang arabe et l'ovale cristallin du visage, et les lèvres et le nez, et la poitrine et la démarche tout n'avait qu'une mesure : la perfection. Ma tante me racontait en chuchotant, pour qu'aucune oreille indiscrète ne saisisse ses mots, que Hizia a transgressé les codes de sa tribu en vivant une folle et passionnante histoire d'amour à une époque où les pères mariaient leurs filles de force. Et comme dans toute belle histoire d'amour, il faut une séparation, il faut la douleur, il faut les larmes de la souffrance, il faut l'opposition des uns et des autres, il faut mille barrières érigées entre les amants pour que les corps s'enflamment avec les cœurs. Pour que le mythe prenne corps, il faut une fin tragique. Hizia est morte d'amour, oui mesdames, morte d'amour. Hier les femmes mouraient d'amour quand aujourd'hui elles meurent d'ennui. Quant à son amant, l'intrépide Saïd, il est devenu fou. Trois jours après la perte de son amour, il fit une psychothérapie chez le poète Ben Guitoun qui immortalisa sa dulcinée dans un poème-Hizia- le plus beau sans doute de la poésie algérienne. Savourons les premiers vers chantés par Ababsa, Deriassa et Khelifi Ahmed et tous ceux qui gardent au fond de leur cœur les brûlures de la passion: “Amis, consolez-moi; je viens de perdre la reine des belles. Elle repose sous terre. Un feu ardent brûle en moi ! Ma souffrance est extrême. Mon coeur s'en est allé, avec la svelte Hiziya.” Et puis, ne pouvant plus me dérober à ce rendez-vous, je me suis décidé à rendre visite à l'illustre morte pour que je réapprenne une nouvelle fois l'impermanence des choses. Je savais que tout meurt et tout ce qui vit souffre, mais je voulais encore l'éprouver au contact de cette icône qui repose au cimetière des Douaouda à Sidi Khaled. Je suis parti avec un poète, un pote et un nouvelliste, des hommes de plume et de cœur comme les aimait la tendre Hizia. C'est avec beaucoup d'émotion que nous nous sommes recueillis sur sa tombe semblable à des millions de tombes et pourtant si singulière, car elle a le privilège d'accueillir l'Unique. Sur la pierre tombale on peut lire deux dates : 1855/1879. Mais quelle vie ! Quel exemple pour vous femmes…Elle repose là, sous terre celle qui a pris son destin en main, celle qui a vécu intensément une courte vie quand d'autres ont vécu longtemps sans laisser la même trace lumineuse qu'elle. Vivre, ce n'est pas durer. Vivre c'est aller au bout de ses rêves. Et s'il nous arrive de l'oublier pensons à la centenaire et libre Hizia, symbole de l'amour, femme d'amour et amour de femme. “Amis, consolez-moi…” H. G. [email protected]