Pour démentir l'image du Saladin moderne, héritier de Nabuchodonosor et même du Prophète de l'Islam, la mise en scène américaine était parfaite. Cet homme hagard qui se laisse examiner le cuir chevelu comme un vagabond qui se fait épouiller ne peut pas être cela. L'image a détruit avec fracas le mythe du lion intraitable jurant de résister jusqu'au dernier souffle. En s'écroulant, ce mythe a détruit, sans que les Américains l'eussent certainement cherché, l'idée selon laquelle l'ancien maître de Bagdad serait le chef d'orchestre de la résistance contre l'occupation de l'Irak. Terré dans un trou de rat, dépourvu de moyens de transmissions qui, au demeurant auraient pu le “signaler” au dispositif technique sophistiqué mis en place par les Américains pour le traquer, le tyran, vieilli et apeuré ne donnait pas en même temps l'image d'un homme capable de diriger une guérilla qui, en neuf mois, a infligé à la puissante Amérique des coups aussi violents qu'inattendus. Il avait même l'air soulagé de sa reddition. Le “we got him” (nous l'avons eu) que Paul Bremer a lancé triomphalement en annonçant la capture de Saddam Hussein n'est donc pas un indice de la fin des hostilités et de la victoire américaine totale. La résistance n'est donc pas finie, ce que les “coalisés” ont vite admis avec réalisme, et des experts ne manquent pas de lui prédire une évolution encore plus radicale en s'appropriant une légitimité nationaliste contre une armée d'occupation qu'aucune frange politique n'hésite à désigner par son nom. Avec l'arrestation de Saddam, la résistance anti-américaine a été débarrassée du label du parti Baath, mais cela pourrait paradoxalement la renforcer, car elle peut maintenant se présenter comme une authentique voix nationaliste contre l'occupation étrangère. D'autant que le sentiment anti-américain a été nourri par des bavures qu'on ne compte plus et par une brutalité inouïe manifestée par ceux qui se présentaient comme des libérateurs. L'anti-américanisme n'étant pas l'apanage des baathistes et des partisans du dictateur déchu, la pire des choses serait de donner aux Irakiens l'impression que leur pays est une sorte de Texas du Proche-Orient, le 51è état américain, ce qui aurait pour conséquence de réunir sous le flambeau du nationalisme toute la guérilla encore divisée entre partisans et adversaires de Saddam Hussein, même si ses membres mènent le même type d'opérations. En fait, les pro-Saddam peuvent compter parmi les centaines de milliers de miliciens, agents secrets et soldats d'une armée que les Américains ont eu l'imprudence de dissoudre. Ainsi réduits à la déshérence, ils ont été poussés dans cette voie par un réflexe de survie, et non par obéissance à l'ancien dirigeant au souvenir duquel tous les baathistes d'ailleurs restent attachés. à côté, il y a les islamistes et les nationalistes qui ont la particularité d'avoir été tous persécutés par Saddam. Tant que la fin du dictateur n'était pas avérée, le spectre de son retour planait et ne pouvait favoriser une fusion qui devient aujourd'hui possible, non acquise à Saddam. Au demeurant, aux yeux de certaines franges de l'islamisme radical, la tyrannie de Saddam est un moindre mal par rapport à l'occupation du pays par une armée de mécréants. C'est un peu le sentiment qui s'est développé en Arabie Saoudite où l'allié de toujours n'est plus considéré chez lui. Grâce à un terreau nourri par le sentiment américain et le malaise social qui s'accentue, l'Irak peut être un lieu de rencontre pour tous les islamistes. Toutefois, les Américains étant très avisés de toutes ces données, ils peuvent empêcher l'unification des franges hostiles en exacerbant leurs divergences. Le risque serait alors d'entraîner le pays dans la spirale de la guerre civile. Le tribalisme n'est pas de nature à conjurer ce risque. Au contraire ... N. B.