L'aventure irakienne n'est pas une simple croisade personnelle de Bush, c'est la pièce maîtresse de la nouvelle stratégie impériale US. Bush termine 2003 avec une victoire tangible. L'arrestation de Saddam l'a fait remonter dans les sondages aux Etats-Unis. Ce n'est pas rien pour lui qui veut un second mandat, mais le scrutin n'est que dans 11 mois (novembre 2004). Une éternité en politique. Ou Bush admet que son unilatéralisme est au bout de ses limites et qu'il ne peut pas gérer seul l'après-guerre ou, alors, il devrait s'inventer d'autres fuites en avant, choisir d'autres guerres “préventives” au sein de ce qu'il a nommé axe du mal et prendre le risque d'une catastrophe probablement plus insurmontable que le bourbier irakien. Pour l'heure, ce n'est pas bien tranché dans sa tête bien qu'il n'ait pas bombé le torse après la neutralisation de Saddam. “Bon débarras, Saddam !” C'est avec ce grand ouf de soulagement que Bush a clos sa dernière conférence de presse de l'année 2003, souhaitant à l'ancien dictateur “le châtiment suprême”. Mais, l'effet Saddam n'a eu aucune implication sur le terrain où, contrairement aux prévisions, la guérilla contre l'occupation s'est intensifiée. Réaliste comme il ne l'a jamais été, Bush a même pris soin d'annoncer à ses électeurs que la capture de Saddam “ne signifie pas la fin de la violence”. Tout est dit, mais il ne faut pas s'attendre à ce que Bush tire la conclusion à laquelle l'y invite expressément la communauté internationale, notamment le clan de la paix, pour qui l'occupation de l'Irak a pris pour les Etats-Unis des allures de piège colonial. L'aventure irakienne n'est pas une simple croisade personnelle de Bush, c'est la pièce maîtresse de la nouvelle stratégie impériale US. Evidemment, face à l'instabilité évidente de l'Irak et à ses répercussions directes sur le terrorisme islamiste à qui elle a donné une nouvelle perspective, face aux morts quotidiens de GI's et face à l'incapacité des Américains de remettre en route le pays, Bush est devenu plus flexible. Moins fanfaron en tout cas. Aux yeux des Irakiens, il essaie désormais de paraître moins triomphaliste, allant jusqu'à en caresser le nationalisme dans le sens du poil. Il a dû se faire violence pour présenter l'arrestation de Saddam, non pas comme un fait de guerre des Etats-Unis, mais comme “la victoire” des Irakiens dans le processus de réhabilitation de leur pays. Plusieurs voix américaines exigent une transition authentiquement irakienne, à la place de ce proconsulat que dirige à Bagdad Paul Bremer. Le ton a également changé vis-à-vis de l'ONU vilipendée, jusqu'à l'automne dernier, pour avoir refusé de donner son quitus à l'invasion de l'Irak. Les vertus du multilatéralisme ne sont plus un sujet tabou ni à la Maison-Blanche, ni au Pentagone, ni au Sénat. Mêmes les fâcheries contre la France et l'Allemagne, accusées de donner naissance et consistance à l'opposition à la guerre, se sont estompées. La tournée européenne de James Baker, envoyé spécial de Bush, a été couronnée de succès. La faramineuse dette irakienne (120 milliards de dollars) sera allégée, et promesse a été faite pour ses créanciers européens qu'ils seront associés au partage du gâteau (irakien). La page des contrats pour la reconstruction de l'Irak réservés aux entreprises américaines et aux va-t-en-guerre qui ont répondu présents à Bush est apparemment tournée. Le président américain a affirmé, début décembre, à Chirac et à Schröder que les Etats-unis leur tendaient la main et qu'il était prêt à travailler avec leur pays, malgré les désaccords sur l'Irak. La neutralisation de Saddam aura au moins contribué à mettre à nu tout le puzzle irakien ainsi que le rôle de cheval de Troie que voulait faire jouer à ce pays Bush dans sa tentative de mondialisation made in USA. L'Irak n'arrête pas de faire preuve qu'il pourrait être le bourbier de l'Amérique impériale. Les chefs d'Etat de la coalition anti-Saddam ont beau défiler à Bagdad, en rang d'oignons, pour remonter le moral de leurs troupes, les attentats, au lieu de diminuer, ont tout l'air de s'inscrire dans la durée. Ils ne sont pas fomentés uniquement par des fidèles de l'ancien dictateur. La chute de Bagdad ; une stratégie militaire ? Bush qui, jusque-là, pouvait faire croire que la résistance en Irak, c'est Saddam et les saddamistes, allant jusqu'à propager la thèse selon laquelle l'ancien maître de Bagdad aurait, avant sa chute, planifié la stratégie de la terre brûlée en œuvre dans son pays ainsi que la vingtaine d'attaques que les GI's essuient quotidiennement, est pris en flagrant mensonge, comme pour les fameuses armes de destruction massive dont on n'a pas trouvé trace en Irak. La résistance est générale, le feu couve partout. Au Nord, les Kurdes piaffent d'impatience de récupérer les puits de pétrole de Mossoul et de voir s'établir l'Etat fédéral devant assurer leur singularité culturelle. Au Centre, de Bagdad à la frontière syrienne, entre Tikrit et Fallujah, les sunnites n'ont pas hésité à enfourcher l'islamisme radical pour combattre l'ordre américain, mais surtout pour ne se laisser manger à la sauce chiite. Dans le Sud, la situation plus inextricable est porteuse de gros nuages. La population est chiite, elle veut en découdre avec tout ce qui a représenté Saddam, mais si une partie est plus ou moins accommodante avec l'occupant, l'autre, plus remuante, caresse le rêve d'une République islamique, à l'identique de celle de leur mentor iranien. Les Américains sont confrontés à un problème de guérilla qu'ils ont, en somme, réveillée. Bush a beau pointer du doigt Damas et Téhéran, tout le monde sait que ce ne sont pas les armes qui manquent en Irak. Il y en a à profusion, comme en Afghanistan avec qui, grâce à Bush, l'Irak partage l'implosion ethnique, avec toutes les régressions sociales afférentes. La question se corse avec l'intrusion du terrorisme islamiste. Selon cette hypothèse, plus commode pour Bush, Ben Laden aurait décidé de faire de l'Irak le nouvel antre de l'islamisme, appelant — via Al Djazira — au djihad en Irak. Les attentats ne ciblent pas uniquement les Américains et autres coalisés. Les populations sont devenues la cible privilégiée de “volontaires arabes” venus notamment du Yémen et d'Arabie saoudite, au motif qu'elles collaborent avec l'occupant. En s'attaquant à l'ONU, la Croix-Rouge, les ONG humanitaires et aux infrastructures (conduites d'eau, centrales électriques, convois de ravitaillement), la résistance a passé le relais au terrorisme qui, lui, travaille selon son propre agenda. Bush est au moins conforté sur la question du terrorisme. Comment sortir du bourbier ? Il reste qu'il doit sortir de l'Irak avant les présidentielles de novembre 2004. La résistance armée à l'occupation a contraint Washington a annoncé un calendrier pour le transfert de souveraineté aux Irakiens et a même demandé l'aide des Nations unies. Bush s'est engagé à restituer le pouvoir en juin 2004, mais à quels Irakiens ? S'il s'en tient à l'arithmétique du Conseil de gouvernement (une compilation ethnique) installé par Paul Bremer, l'été dernier, il devra faire la croix sur son ambitieux projet de créer cet Irak démocratique qui serve de modèle à l'ensemble de la région. Un laboratoire américain vient d'ailleurs d'en systématiser les contours en proposant dans le New York Times du 25 novembre “la solution des trois Etats” : kurde au Nord, sunnite au Centre et chiite au Sud. Cette cartographie, qui dit respecter les lignes de partage ethnique et religieux, rappelle étrangement le plan qui avait fait le tour du monde, la veille de l'invasion de l'Irak, et qui (re)dessine l'Arabie saoudite : d'un côté les champs de pétrole et, de l'autre, les Lieux Saints qui seraient administrés un peu comme le Vatican ? Les Américains n'ont accumulé que des erreurs en Irak. La partition de l'Irak serait la plus grave, y compris pour les Américains eux-mêmes. D. B.