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Avec des Algériens d'Irak
Ils étaient 300 ressortissants avant la guerre
Publié dans Liberté le 03 - 01 - 2004

Comment ont-ils vécu la guerre ? Que deviennent-ils aujourd'hui ? Que font-ils encore dans ce pays tourmenté ? Que souhaitent-ils pour 2004 ? Parole aux “Algériens d'Irak”…
Abdelwahab Fellah est installé en Irak depuis vingt-quatre ans. Marié à une irakienne, il a cinq enfants : trois filles et deux garçons. Malgré tant d'années d'exil, il garde toujours son accent de l'ouest. Abdelwahab dit qu'il est agent polyvalent : gardien, agent de sécurité, chauffeur et même cuisinier à l'occasion puisque — et sa femme le reconnaît — c'est un vrai cordon bleu. Quand Bush a décrété le déclenchement des opérations militaires contre l'Irak, l'ambassade a été évacuée. Tout le personnel diplomatique a été rapatrié à Alger le 18 mars via Amman. Abdelwahab, lui, est resté. “Nous étions trois gardiens à prendre le risque de rester : Hammadou Ali, originaire de Biskra et qui habite Koléa ; Amrouche Rabah dit El-Hadj et moi-même. Sauf que moi, j'avais ceci de particulier que toute ma famille était avec moi et a vécu la guerre avec moi à l'intérieur de l'ambassade où nous nous sommes abrités”, dit-il.
Une famille algérienne au cœur de la tourmente
Abdelwahab a visité l'Irak pour la première fois en 1976. Notre homme était un vrai pigeon voyageur. Ce natif de Mechria, dans l'ouest algérien, a visité la France, la Belgique, la Finlande, avant de se retrouver en Irak. “Je n'entendais même pas parler de ce pays. C'est un ami tunisien que j'ai connu à Anvers, en Belgique, qui m'avait mis la puce à l'oreille en me disant que l'Irak recevait les étudiants arabes, qu'il leur assurait le billet, la bourse, la cité U et tout.” À l'époque, dans les années 1970, Abdelwahab était effectivement un jeune étudiant avec les cheveux au vent. “J'ai suivi le conseil de mon ami tunisien et je suis venu. Je me suis installé ici en 1979, l'année où Saddam a pris le pouvoir. Mais je n'ai pu entrer dans le moule baâthiste. Alors, je suis devenu un indésirable et on a commencé à me mettre les bâtons dans les roues. J'étais inscrit en études d'économie, mais au bout de deux ans, j'ai abandonné. Je ne supportais pas le matraquage baâthiste”, poursuit-il. Abdelwahab quitte l'université et se met à de petits boulots. Il réussit à décrocher un contrat dans une société française. Il voyage beaucoup entre-temps. Il est bien payé et le dinar irakien est coté en bourse. Il fait la Thaïlande, les Philippines, l'Inde et une bonne partie de l'Asie. En 1989, il est engagé par l'ambassade d'Algérie en tant que contractuel.
Quand il a connu sa femme, Imène, elle était prof de français. C'est l'une des rares irakiennes à parler la langue de Voltaire. En prime, Imène était une athlète de haut niveau et pratiquait divers sports : le handball, le volley-ball, le basket-ball. Mme Imène Fellah a vécu un véritable drame familial. Cette intellectuelle pleine de bonté aura sans doute été l'une des toutes premières victimes de Saddam : “Un jour, en 1979, nous avons reçu un laconique télégramme à la maison nous signifiant que mon frère Haïdar avait été condamné à mort et exécuté. Il avait été enlevé une semaine auparavant. Il avait été pris dans une rafle de police. C'était la fête de la naissance de l'imam Ali à Karbala. Moi, je suis issue d'une famille chiite et, à l'époque, on célébrait encore nos rites. Mon frère n'a rien fait. Il était juste en train de distribuer des oranges. Il avait à peine vingt ans. Il a, donc, été pris dans le lot et exécuté. Nous n'avons jamais vu son corps”, raconte-t-elle. Et ce n'est pas fini. Lors de la dernière guerre, la femme de son père périt avec ses quatre fils, les demi-frères d'Imène. L'aviation américaine avait bombardé leur voiture par erreur. Ils se dirigeaient vers la ville chiite d'Al-Kout, dans le sud.
Stoïque et courageuse, en dépit de ces pertes cruelles, Imène ne manifeste ni haine ni abattement. Elle nous dira même qu'elle était avec la coalition “pour sécuriser Bagdad”, argue-t-elle. “Bagdad est devenue ingouvernable, et si les Américains partent, il y aura une guerre interethnique et interconfessionnelle féroce.” Imène était enseignante quand son frère Haïder a été tué. Dans la loi instaurée par le Baâth fasciste, si un citoyen a écopé d'une peine, toute sa famille le suit dans sa déchéance. “Si votre père, votre frère, votre sœur ou votre oncle ont été bannis par la Baâth, c'est toute la famille qui suit. Vous êtes automatiquement chassé de toutes les fonctions de l'Etat. C'est ainsi que ma femme a perdu son emploi”, explique Abdelwahab. Aujourd'hui, Imène enseigne chez elle. Elle préfère donner des cours à domicile. “ça paye mieux que dans le public. Qu'est-ce que vous allez faire avec 3 000 malheureux dinars au cours d'aujourd'hui ?” dit-elle. Curieusement, Imène a tourné la page concernant Saddam et ne lui souhaite même pas la mort. “Si ça ne tenait qu'à moi, je ne le condamnerais pas à la peine capitale. Je laisse Dieu le juger”, soupire-t-elle.
“Saddam se cachait à 200 m de l'ambassade”
Abdelwahab et sa famille ont ainsi vécu toutes les guerres de Saddam. “Mais la plus terrible était, et de loin, la dernière”, nous dit notre hôte. Il garde un souvenir particulièrement poignant de cette croisade. “Le 7 avril 2003, soit deux jours avant la chute de Bagdad, nous étions rassemblés ma femme, nos cinq enfants et moi dans la grande salle de réception de l'ambassade autour d'un déjeuner. Il était environ 14h30. Soudain, il y a eu une déflagration du tonnerre de Dieu. Toutes les vitres ont volé en éclats. Ma fille Oûla, qui a 16 ans, tenait un verre d'eau. Elle a eu si peur que le verre lui a explosé dans la main. Il y avait un énorme nuage de fumée. On ne voyait plus rien. On ne savait pas ce qui se passait. On aurait dit un tremblement de terre, quelque chose comme la fin du monde”, raconte Abdelwahab.
Quand il sort s'enquérir de ce qui venait d'arriver, un écran de poussière, de gravats et de fumée noire lui obstrue la vue. “Finalement, c'étaient les Américains qui venaient de larguer cinq bombes pesant 900 kg chacune, sur un pâté de maisons qui se trouvaient à 200 m de l'ambassade, et où ils soupçonnaient Saddam de s'y être réfugié”, explique Abdelwahab Fellah. Cinq maisons seront, ainsi, réduites en poussière, faisant 17 morts parmi les civils, selon un bilan officiel. “En réalité, il devait y avoir au moins une cinquantaine de morts dans ce carnage. Moi-même, j'ai ramassé des cadavres à la petite cuillère”, témoigne notre compatriote. En se remémorant certains détails, Abdelwahab confirme que Saddam était bel et bien dans le quartier : “La villa ciblée était l'un des PC des Moukahabarate irakiennes. Saddam faisait exprès d'aller se planquer dans des quartiers résidentiels pour se servir de la population comme bouclier. La villa était juste derrière le restaurant Assaâ, qui se trouve sur la grande artère d'Al-Mansour. Je voyais autour de cette villa une agitation particulière des services de sécurité et j'étais presque sûr qu'il était dans le coin.” Imène affirme que Saddam avait été trahi par l'un de ses proches collaborateurs. “C'était son commandant des forces aériennes qui avait donné sa position. Dès que Saddam a remarqué son absence, il a pris la fuite. Les Américains l'ont raté de dix minutes”, dit-elle.
Abdelwahab nous a emmenés sur les lieux. Une aire complètement rasée se laisse voir, clôturée par du fil barbelé. Les maisons alentour ont été sévèrement endommagées. “Là, il n'y avait pas de terre-plein. C'était un trou de 13 m de profondeur. Les Américains sont venus, ils ont ramassé toute la terre qui était montée de ces bombardements et ont recouvert le trou avec de la terre ramenée d'ailleurs. Je mettrais ma main au feu que ces bombes contenaient de l'uranium ou une matière interdite”, conjecture notre guide. Après le 9 avril, un autre cauchemar s'annonce pour la famille Fellah, avec les pillages en série. “Heureusement que les voisins nous ont offert leur protection”, dit Abdalwahab. “Malgré cela, les pilleurs sont montés à la terrasse et ont pris les paraboles. J'ai dû ramener un doberman. Mon fils de 18 ans montait la garde jusqu'à 6h du matin”, ajoute-t-il. Le pays plonge dans le chaos. L'Irak est en folie. Le peuple n'a plus de repères. “J'ai découvert un côté chez les Irakiens que je ne connaissais pas”, dit Imène. “On s'enfermait à la maison à 3 h de l'après-midi tellement on avait peur, car, en plus des pillages, nous avons vécu une période où des bandes mafieuses enlevaient les jeunes filles et exigeaient une rançon de leurs familles”, poursuit Mme Fellah. Aujourd'hui encore, Abdelwahab fait toujours accompagner ses trois filles à l'école. “Même les soldats américains, censés protéger la population, n'hésitent pas à draguer les filles et à leur manquer de respect”, témoigne Maha.
1 000 dollars pour entrer à la fac
Maha, c'est la fille aînée. Elle a 20 ans et est étudiante en économie de gestion. Maha a passé son bac en pleine guerre. “On s'attendait à avoir un sujet facile au regard de ce qu'on a enduré. Finalement, ils nous ont saqués dans les questions”, dit-elle. Les épreuves ont eu lieu en juillet, avec un programme bancal. Toutes les questions relatives au régime de Saddam ont disparu. “Pourtant, c'est le sujet qu'on maîtrisait le mieux vu que l'on nous martelait le crâne toute la journée avec la révolution de juillet, le parti et tutti quanti”, note Maha. Malgré cela, elle a pu décrocher son bac. Mais sa joie sera avortée. Et pour cause : “Alors que je suis de mère irakienne, que je suis née et que j'ai grandi à Bagdad, on a de moi exigé 1000 dollars de taxe obligatoire car, pour eux, je suis une Algérienne donc une étrangère et seuls les Irakiens ont droit à une bourse”, explique-t-elle. Maha s'inscrira finalement dans une fac privée à Bagdad. La belle étudiante s'indigne : “Tout a changé après Saddam. Avant, les études étaient gratuites, et seules les facultés privées étaient payantes. Aujourd'hui, celui qui n'a pas d'argent crève. Il faut montrer patte blanche pour tout. Même si vous êtes calé, si vous ne payez pas de bakchich, les profs vous saquent dans vos notes. Je les comprends : on leur donne un salaire de misère. Alors, ils se vengent sur les étudiants. Chacun profite de plus faible que lui. Pour l'administration, c'est pareil. Si vous ne payez pas, vous n'avez pas de place. Sous Saddam, il y avait ça, mais ce n'était pas aussi voyant. Au moins avec l'ancien régime, j'avais droit à l'instruction. Là, c'est la loi de la jungle. Franchement, je souhaite qu'un autre Saddam gouverne ce pays, sinon il ira droit à la dérive !”
Malgré ce chapelet de récriminations, Maha n'est point tentée d'aller étudier dans son autre pays, l'Algérie. “D'abord, là-bas, tout est en français. Ensuite, je ne veux pas quitter l'Irak quoi qu'il advienne !” Politisée, Maha rêve de faire sciences po. “On ne parle que politique entre jeunes. Notre obsession, c'est la situation actuelle”, dit-elle. Imène fera remarquer que même si la nouvelle génération des Irakiens jouit d'Internet et des moyens de communication, interdits sous Saddam, ses chances de s'épanouir sont compromises vu le chaos qui y règne. “Sous Saddam, si on attrapait un vendeur de drogue, il était tout de suite condamné à mort. Aujourd'hui, la drogue est vendue au grand jour, sous le regard passif, voire approbateur des Américains !” Abdelwahab s'inquiète de plus en plus pour l'avenir des siens. Son salaire ne lui suffit plus, vu la cherté de la vie, du loyer, des études… “Je touche exactement 570 dollars. Avant, je vivais convenablement de ma paie. Aujourd'hui, je suis endetté jusqu'au cou. Le dollar a chuté et les prix ont décuplé. À titre d'exemple, je louais à 900 dollars l'an. Aujourd'hui, le propriétaire exige pas moins de 3000 dollars l'an. Qui plus est, je suis toujours contractuel et ne suis même pas assuré.” Il faut noter, en effet, qu'à l'exception du personnel diplomatique qui, lui, est assuré à Alger, le reste est considéré comme un personnel dit “local”, quand bien même il a la nationalité algérienne. Les “locaux” sont recrutés sur place et obéissent aux lois du travail du pays hôte. Or, il se trouve qu'en Irak, le régime d'assurance n'existait pas et n'existe toujours pas. “Nous avons défendu les locaux de notre ambassade à notre corps défendant et nous n'avons rien eu en retour, pas même une prime symbolique”, peste Abdelwahab. “Tout ce que je souhaite pour 2004, c'est une bourse pour ma fille. Dans les conditions actuelles, je ne pourrai pas toujours payer les études de mes enfants”, se plaint-il. Abdelwahab Fellah n'a jamais réussi à partir avec toute sa famille en Algérie. C'est sans doute son vœu le plus cher. Puisse 2004 lui permettre de l'exaucer...
M. B.


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