La justice administrative termine, à notre avis, curieusement l'année 2003. En effet, malgré la tradition de discrétion et le caractère de sérénité qui caractérise la justice administrative, voilà qu'une question d'une brutalité inédite vient assombrir le ciel de cette institution. Après les moments de joie de sa création et de ses premières décisions, cette justice donne d'elle-même, aujourd'hui, une image “schizophrénique”. Quand tant de questions vitales pourraient animer le débat public, voici qu'une seule, en effet, sollicite passions. Il s'agit pour l'essentiel d'une question actuelle, celle du fonctionnement interne d'un parti politique. Les juristes, et tout spécialement les constitutionnalistes sont, comme vous le savez, particulièrement sensibles à cette question. C'est qu'en réalité, l'“affaire” en question, risque par des décisions désordonnées et erratiques de réduire à néant l'imposant édifice juridique patiemment élaboré par la jeune institution administrative. Nous pourrions résumer, pour une certaine clarté, les problèmes de droit que pose cette question autour de deux grands points, le premier concerne la venue de nouveau auprès de la juridiction administrative de première instance d'une affaire considérée, par la plupart des juristes, comme ayant déjà trouvé sa solution définitive, au surplus par la juridiction administrative suprême, en l'occurrence le Conseil d'Etat. Le second point se rapporte au fonctionnement interne des partis politiques, selon la conception retenue par notre système de droit. Nous verrons que ces deux points se rejoignent ; ils correspondent tous deux, comme nous le verrons, à une seule grille de lecture de notre Loi fondamentale. Sur le premier point : Rappelons brièvement les faits : Certains militants du parti FLN avaient intenté en date du 1er octobre 2003, une action en référé devant la chambre administrative de la cour d'Alger, en vue d'interdire la tenue du congrès extraordinaire du parti FLN. La chambre administrative, par ordonnance de référé du même jour, avait alors ordonné l'interdiction de la tenue du congrès. Statuant quelques jours plus tard, en appel du secrétaire général du FLN, le Conseil d'Etat infirmait l'ordonnance de référé rendue par la chambre administrative de la cour d'Alger et prononçait “l'incompétence des juridictions administratives, à connaître des litiges nés de l'organisation et du fonctionnement internes des partis politiques à l'exception du contentieux prévu par les articles 17, 22, 36, et 37 de l'ordonnance n° 97- 09 du 6-3-1997”. Rappelons qu'une seconde action introduite par les mêmes militants de parti, tendant cette fois-ci, à l'invalidation du VIIIe congrès tenu en mars 2003, demeurait pendante devant la même chambre administrative de la cour d'Alger. C'est précisément cette seconde action, qui sur le plan du droit, retient notre attention. Ainsi, nous semble-t-il, cette seconde action a déjà trouvé, par anticipation, sa solution définitive dans la décision du Conseil d'Etat du 18 octobre 2003. En effet, la décision du Conseil d'Etat, du 18 octobre 2003, a une portée générale, et la théorie qu'elle élabore est applicable à toutes les autorités qui relèvent de sa juridiction, d'autant plus qu'elle concerne les mêmes requérants et relève sensiblement de la même cause et du même objet. Elle emporte, de ce fait, selon nous, obligation. Notre système de droit incline d'ailleurs, à cette évidence. L'article 152 alinéa 2 de notre Constitution le confirme, lorsqu'il dispose qu'“il est institué un Conseil d'Etat organe régulateur de l'activité des juridictions administratives” en précisant que “la Cour suprême et le Conseil d'Etat assurent l'unification de la jurisprudence à travers le pays et veillent au respect de la loi (alinéa 3)”. Ces formules caractérisent bien la mission de notre haute juridiction administrative. La régulation, dont elle est chargée par notre Constituant doit se faire dans le seul intérêt du respect de la loi. Le Conseil d'Etat est commis d'assurer une authentique interprétation de la norme législative, en l'appliquant ou en l'interprétant, et surtout, en veillant à ce que les juridictions inférieures s'y conforment. De telle sorte, l'activité jurisprudentielle des tribunaux est disciplinée et régularisée. La jurisprudence a ainsi un rôle considérable dans l'ordonnancement juridique. Elle doit répondre à une exigence de hiérarchie : le juge de première instance doit se conformer à la position du juge d'appel pour ne pas encourir le risque de voir sa décision réformée. En vertu de ce phénomène de hiérarchie déjà envisagé se forme également une certaine unité de la jurisprudence du fait du rôle régulateur du Conseil d'Etat. Ainsi est unifié autour d'une seule et unique juridiction tout le contentieux sur le territoire national. Cette situation a l'avantage de permettre l'élaboration d'une jurisprudence à la fois ferme et homogène. Cette exigence est également une réponse à un problème de sécurité juridique. Les différentes juridictions ont pour mission de juger de la même manière que celle déjà employée dans une espèce semblable. Quelle serait la sécurité de la règle jurisprudentielle pour le justiciable si une décision pour une espèce analogue pourrait être validée, aujourd'hui ici, et réformée demain ailleurs. - S'agissant maintenant du second point concernant le fonctionnement des partis politiques, on observe que ni la lettre ni l'esprit de la Constitution, ne permettent de voir dans nos textes une quelconque limitation à l'activité organique des partis. Car, c'est de cela, en fait, qu'il s'agit. La Loi fondamentale consacre, au contraire, la liberté de fonctionnement des partis. La Constitution et la loi organique relative aux partis politiques se bornent à déterminer les grands contours de l'ordre interne des partis sans imposer à ceux-ci des modalités de fonctionnement définies d'avance. Ces textes, en effet, ne font que fixer des limites extérieures, c'est-à-dire ce que les partis ne devront pas faire. À reprendre la simple lecture des textes, les articles 42 de la Constitution et 3 à 8 de la loi organique relative aux partis politiques sont parfaitement explicites : ils ne prescrivent que les atteintes à certains principes fondamentaux de la République, entres autres le respect des libertés fondamentales, des valeurs et des composantes fondamentales de l'identité nationale, de l'unité nationale, du caractère démocratique et républicain de l'Etat (…) ainsi que les atteintes à la sécurité, notamment l'obédience à des intérêts ou partis étrangers (…), etc. - C'est précisément parce que la Loi fondamentale consacre cette liberté de fonctionnement des partis que ceux-ci sont devenus des éléments intégrés dans la vie politique et qu'ils ont pris sous la Constitution du 23 février 1989, ainsi que dans celle du 28 novembre 1996 un développement considérable. Cette attitude de ne pas limiter l'activité et le fonctionnement des partis politiques n'est d'ailleurs pas particulière à l'Algérie ; elle est consacrée par la plupart des systèmes de droit étrangers. Deux arguments plaident, selon nous, en faveur de la liberté de fonctionnement interne des partis Le premier est que dans les systèmes de droit moderne, les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple. L'article 7 de notre Constitution consacre d'ailleurs, le principe de cette démocratie moderne en disposant que le peuple exerce sa souveraineté par l'intermédiaire de ses institutions élues. On ne saurait donc remettre en cause la souveraineté et la fonction des partis qui, siégeant par leurs représentants au Parlement, sont l'expression même de la volonté nationale. Une remise en cause de cette conception impliquerait une révision de l'idée même de l'Etat, une refonte de notre conception de la représentation. Un second argument plaide en faveur de la liberté de l'activité organique des partis. L'article 42 de la Loi fondamentale consacre, en effet, certaines libertés essentielles, comme la liberté d'association, la liberté d'expression, la liberté de réunion. Or qui mieux que les partis rempliraient, de façon organisée, ces fonctions essentielles. C'est même là, selon-nous, une mission confiée explicitement aux partis politiques par le Constituant. C'est pour cela, précisément, afin que ces partis remplissent de façon efficace leur fonction, que le Constituant a tenu à ce que, sur le plan organique et sur celui de leur fonctionnement interne, les partis bénéficient de certains privilèges et soient aménagés, selon certains principes, dont celui de leur liberté de fonctionnement. Aussi, saisit-on mal encore comment, malgré tout, on pourrait faire jouer ce rôle institutionnel aux partis politiques, si d'aventure, ce que le Constituant et le législateur algérien se sont jusqu'à présent bien gardés de faire, serait fait aujourd'hui par le juge. Le rôle de ce dernier n'est pas de s'immiscer dans le fonctionnement des partis. Ce faisant, il empiéterait sur les pouvoirs du législateur, voire sur les pouvoirs du Constituant, referait la loi organique de fond en comble, et si l'on pousse la logique de cette situation jusqu'à ses limites, déchirerait une partie de la Constitution. Aussi, est-ce bien en fonction de ces arguments qu'avait été rendue, le 18 octobre 2003, la décision du Conseil d'Etat rappelant aux juridictions administratives qu'elles étaient incompétentes pour “connaître des litiges nés de l'organisation et du fonctionnement interne des partis politiques”. En confirmant de façon nette le postulat selon lequel, la liberté de l'activité interne des partis reste la base de notre droit, les juges de la Haute juridiction n'ont fait que se situer dans le respect de notre légalité constitutionnelle. Ce qui est sûr, c'est que la réponse apportée par la Haute juridiction administrative dans cette décision avait le triple mérite d'être nette, de portée générale et d'être étayée par des arguments précis. Vue du côté des juristes et de tous ceux qui s'intéressent à la construction d'un Etat de droit, cette décision apparaît, en tous les cas, riches d'enseignements. Cette décision confirme qu'une démocratie qui restreindrait les libertés politiques, se renierait elle-même. Elle confirme surtout que cette justice suspecte fréquemment d'ouvrir la voie au fait du prince, peut être digne de respect, et quelquefois aussi de notre admiration. A. H. Amine Hartani: *Diplômé d'études supérieures de sciences politiques, docteur d'Etat en droit public, enseigne actuellement le droit constitutionnel à la Faculté de droit et des sciences administratives de l'Université d'Alger.