Dans cet entretien, ce spécialiste en transport et logistique évalue les pertes subies par l'économie nationale dues aux surcoûts dans le domaine des importations : 5-6 milliards de dollars par an. Il dresse un état sans complaisance de la logistique en Algérie. Il pointe du doigt l'immense retard dans ce domaine par rapport au Maroc et à la Tunisie, ce qui réduit la compétitivité de l'économie nationale par rapport à celles des autres Etats de la région. Liberté : Quelle est l'importance de la chaîne logistique en Algérie ? Kamel Khelifa : Entendons-nous d'abord sur le sens qu'il faut donner à la notion de logistique. S'il s'agit de la performance des flux de produits et d'informations de porte-à-porte (de l'usine au lieu de distribution physique), au moindre coût, juste à temps et en flux tendu, force est d'admettre que la chaîne logistique en Algérie est globalement loin de cette réalité, puisqu'on est encore dans ce que l'on appelle la “logistique poussée", c-à-d. la logistique du passé. Or la nouvelle dimension, de cette discipline par essence stratégique, est caractérisée par la “logistique tirée". Ce sont les besoins des marchés, notamment internationaux, qui imposent leurs exigences à la logistique d'être présente là où il faut, juste à temps et au moindre coût. La notion de performance est souvent supplantée dans les pays leaders en matière de logistique, par la notion d'excellence pour la satisfaction des marchés, aux conditions précitées ; autant dire que les exportateurs algériens, qui veulent se lancer dans les marchés de la grande distribution pour écouler notamment les produits agroalimentaires, ont intérêt à ne pas se fourvoyer dans une impasse sur des marchés internationaux de plus en plus exigeants, tant que notre pays est encore en retard, en matière d'organisation logistique des flux physiques et de l'information. Le meilleur indicateur de référence dans la gestion logistique mondiale est le classement fourni régulièrement par la Banque mondiale qui place l'Algérie en 2012 à la 125e position sur 154 pays. L'indice de performance est intimement lié à la qualité des institutions publiques du pays et à la coordination optimale et en temps réel des différents intervenants dans la chaîne, depuis l'appréhension du produit chez le fournisseur jusqu'à sa mise à la consommation en flux tendus. En somme, je dirais que la chaîne logistique ne peut souffrir de contraintes, à moins d'en payer le prix fort, sous forme de surcoûts. Peut-on avoir un ordre de grandeur des coûts d'acheminement des produits par rapport à la facture globale ? Le coût d'acheminement d'un produit dans les pays à haute valeur ajoutée n'excède pas 5%. La moyenne mondiale est de 16%, et en Algérie elle atteint dans certains cas 35%, ce qui me fait dire depuis des années que notre pays enregistre des manques à gagner de l'ordre de 5 à 6 milliards USD/an, du fait des contrariétés de toutes natures de l'ensemble des maillons de la chaîne des transports et logistique, ceci sans parler des surestaries navires et conteneurs. Le calcul est très simple : si l'on prend la facture globale des importations algériennes, qui tourne aux alentours des 40 milliards USD, la part de la logistique, autrement dit de l'acheminement de ces marchandises de porte-à-porte, se situe en moyenne à 30%, soit une facture globale de l'ordre de 10 à 12 milliards USD. Cette moyenne algérienne est constituée par les taux de fret qu'on estime au double par tonne transportée à distance égale avec nos voisins et de niveau supérieur en comparaison avec d'autres pays asiatiques ; les temps de transit douanier ; les faibles cadences des ports pour la plupart sous-équipés, sans oublier le formalisme administratif... En prenant en considération seulement la moyenne mondiale de 16%, les surcoûts sont donc de l'ordre de 5 à 6 milliards USD. Ces coûts supplémentaires, dont une partie substantielle est libellée en devises, relèvent de ce que l'on appelle les “invisibles". Ils ne sont évidemment pas constatés par la balance des paiements, dès lors qu'ils sont intégrés dans la facture commerciale, à travers l'incoterm auquel ont recours généralement les importateurs algériens, parfois à leur corps défendant, en l'occurrence le CFR (coût et fret) ; coûts auxquels il faut évidemment ajouter les frais et surcoûts causés par le post-acheminement du port au lieu de consommation. Pourquoi dites-vous “à leur corps défendant" ? Parce que les règlements de la Banque d'Algérie n'autorisent pas les transferts de devises pour les opérations de pré-acheminement lorsque l'importateur veut par exemple conclure un contrat commercial, selon le terme ex-work (à l'usine). Ces dispositions privent les logisticiens algériens de faire du pré-acheminement en terre étrangère, que ce soit avec leurs moyens propres ou en sous-traitance. Les manques à gagner sur certaines relations varient entre 25 à 30%, test à l'appui effectué avec un transitaire de la place d'Alger, pour évaluer le “grattage" du fournisseur. Comment expliquez-vous le retard de l'Algérie, par rapport aux pays voisins dans le domaine de la logistique ? En Algérie, les considérations de coût ne sont pas du tout appréciées de la même manière que chez nos voisins marocains et tunisiens. En général, au Maroc et en Tunisie la chaîne logistique n'est pas autant contrariée par un environnement administratif pointilleux, comme elle n'est pas autant soumise aux lenteurs des organismes publics commerciaux (ports, banques, transporteurs, etc.). Chez nous, les missions des institutions publiques ne sont pas appréhendées dans le cadre de la facilitation, conformément aux engagements de notre pays dans le cadre, par exemple, des normes Edifact (échange de données informatisées pour l'administration, le commerce et le transport), définies par les Nations unies. Ainsi, les organismes d'inspection, qui effectuent des contrôles de façon redondante et systématique et à tous les niveaux (au lieu des sondages en usage dans le monde), ne réalisent pas que ces temps de recherche ne sont pas sans conséquence pour l'économie nationale qui subit des coûts nettement supérieurs par rapport à ceux générés par les pénalités obtenues au profit du Trésor public. S'agissant du classement de la performance en logistique établi en juin 2012 par la Banque mondiale, on observe une nette progression du Maroc et de la Tunisie qui se situent désormais dans le top 50 des pays les plus performants, respectivement à la 50e et 41e places. La progression la plus spectaculaire est certainement celle du Maroc, qui passe de la 113e place en 2010 à la 50e place du classement en 2012, grâce à Tanger Med. La BM note que seuls les pays qui ont engagé des réformes résolues (notamment par l'introduction des guichets uniques et puis de la connectivité à travers les EDI) ont amélioré leurs performances logistiques. Le traitement des dossiers par connexion à distance permet de limiter substantiellement la relation personnelle, source de corruption, perte de temps et débauche d'énergie. Lorsque Tanger Med 2 sera achevé, le Maroc va encore gagner des points dans l'indice logistique mondial, avec la création d'environ 200 000 emplois directs et indirects. Ce nouveau hub, aux portes de la Méditerranée par le détroit de Gibraltar, va “siphonner" le plus gros des trafics à destination des ports espagnols et français. Seul le port d'Algesiras pourrait à la rigueur résister, et les Espagnols l'ont si bien compris qu'ils investissent en masse dans la logistique portuaire et dans l'hinterland de Tanger. Il viendra le jour très proche où une partie conséquente du commerce extérieur algérien sera desservie par des petits caboteurs à partir de ce port marocain vers nos ports : Ghazaouet, Oran, Mosta, Alger... Tout cela parce que les gros navires (mega carriers), en provenance de l'Atlantique, n'auront plus besoin de remonter vers Barcelone ou Marseille pour faire “éclater" les marchandises à destination de l'Algérie et d'ailleurs. Nous assisterons à ce moment-là à un retournement de l'histoire, en considération du fait que les ports algériens de Ghazaouet et Beni Saf étaient encore dans les années 60 jusqu'à la mi-70 les ports naturels d'exportation des agrumes et autres primeurs du Rif oriental, en sortie notamment de la région de Berkane... (*) Diplômé de 3e cycle en commerce international, transport et logistique à Marseille (France). Il est en outre journaliste en économie, auteur, formateur et expert auprès d'institutions nationales et internationales.