L'hiver 1957, il a beaucoup neigé et nous sommes bloqués à Tâ'm Sma. Chaque famille abrite un groupe. Les gens de la dechra redoublent de prévenance à notre égard. Mais demeurer plusieurs jours au même endroit est risqué. De temps à autre, un hélicoptère survole la dechra à la recherche de traces facilement visibles dans le blanc immaculé qui recouvre tout le paysage. Nous prenons soin de ne laisser aucun indice pouvant signaler notre présence. Au bout d'une semaine de séjour, nous quittons Tâ'm Sma. Il fait nuit et très froid. Nous progressons difficilement. Le djoundi qui ferme la marche traîne derrière lui une couverture pour effacer les traces de nos pas. Après une marche épuisante, nous arrivons, vers minuit, à Nhahla, une dechra que nous connaissons. Là, nous rencontrons la katiba régionale, la Karimia. Elle vient d'être consolidée, depuis quelques semaines. L'ambiance est chaleureuse. Les djounouds sont contents et apprécient ces retrouvailles. La Karimia a, à son actif, une belle embuscade qu'elle a tendue à un détachement français près du barrage de Oued Fodda. Elle était dirigée, à l'époque, par Abdelkrim (1), ancien chef de section au sein du Commando Djamal et l'aspirant militaire le jeune Tahar (2). Elle avait fait une quarantaine de prisonniers. Messatria est notre prochaine étape. C'est un site boisé avec quelques crêtes dont la plus célèbre est celle de Abdeka Belhocine, ainsi surnommée par les moudjahidine. Belhocine est le chef de la bocca. Son merkez abrite, en cette période, le PC de la zone. Abdeka Belhocine à Messatria, Benmlouka à Ouled El-Mabane, Seyyad, Boulouha, Bougadoum à Amrouna, Moussa Machalikh à Tayabine, Rahmani à Bissa (région de Ténès), Cheikh Guader à Ouiled Bouachra (région de Médéa), sont connus et sont devenus célèbres pour leur disponibilité constante et leur dévouement sans limite. Le 1er novembre 1959, Si Mohamed est parmi nous. En ce jour anniversaire de la Révolution, le Commando lui présente les armes. Nous l'accompagnons, Saïd Bouraoui et moi-même, au PC où nous restons quelques jours. Moh Djemâa nous rejoint. Il est le chef militaire de la région, avec le grade d'aspirant. Ancien du Commando Djamal, il est promu, quand il a quitté nos rangs, chef de la katiba Karimia, puis aspirant. Je ne l'avais pas revu depuis. Dans la demeure de Abdeka Belhocine, si Mohamed nous parle d'un commando de chasse qui écume la région. Puis, il nous tend un tract émanant du commando Touré qui s'adresse à nous. Il nous traite de peureux qui fuient dès qu'ils sortent en opération. Il nous demande de l'attendre le lendemain, car il sera de sortie. S'adressant à nous, Si Mohamed nous dit : “Relevez le défi !". Ces paroles sont prononcées sans qu'elles induisent un ordre à exécuter impérativement. Elles étaient accompagnées du sourire si particulier à Si Mohamed. Nous lui promettons de nous en occuper. Nous quittons le PC et rejoignons nos katibas installées non loin l'une de l'autre : la Karimia occupe, au Nord, une crête, près de la dechra de Djemâa, le commando Djamal est à El-Kdjadjâa, au Sud. Moh Djemâa et moi-même convenons que le commando Touré qui nous défie ne sera pas seul. Ce n'est qu'un appât destiné à nous attirer dans une grande nasse qui se refermera sur nous. Nous sommes décidés à tout faire pour éviter le piège qui nous est tendu et nous sommes résolus aussi à mâter l'ennemi qui viendra de Bou Caïd, par l'Ouest, où il aura en face de lui le Commando Djamal. Il peut aussi venir de Bathia, par le Nord, et c'est la Karimia alors qui “l'accueillera". Nous convenons que nos deux katibas s'agrégeront en une seule formation de combat, dès que nous serons renseignés sur le chemin qu'empruntera le commando de chasse ennemi. Nous voulons ne lui laisser aucune chance de s'en sortir. Je rejoins ma katiba. Je réunis les cadres et leur parle de notre mission. Nous concevons un plan de combat consistant, principalement, à situer l'emplacement des pièces lourdes et à affecter à chaque section la position qu'elle occupera. Le jour J, de bonne heure, nous quittons le merkez d'El-Kdjadjâa et nous nous installons, comme convenu, face à Bou Caïd. Nous sommes le 6 novembre 1959. A 7h, les civils fuient leurs dechras. L'ennemi est donc dans les parages. Plus tard, le commando de chasse ennemi est signalé. Il emprunte le chemin forestier venant de Bathia. La Karimia a eu plus de chance que nous et je cours la rejoindre. Je charge Bouraoui de ramener notre commando. J'apprends, par la suite, que le commando ne pouvait pas quitter sa position car des soldats français ont été aperçus, franchissant Oued Chmara, venant de Bou Caïd. Comme nous l'avions prévu, le commando de chasse ne s'aventure pas seul. Je suis près du tireur de la pièce lourde. Nous occupons une butte. Le commando doit passer devant nous. Moh Djemâa est à l'autre bout, sur notre droite. Avançant en file indienne, les éléments du commando, vêtus de tenues de parachutistes, débouchent d'un virage, suivent une ligne droite et se dirigent droit sur nous. Ils sont à 100 m environ. Le tireur du FM est fébrile. Il veut ouvrir le feu. Je lui conseille de patienter et de les laisser encore avancer. Le mieux est d'attendre que le gros de la compagnie dépasse le virage et “s'engouffre" dans l'embuscade. Dès qu'ils sortent du virage, ils pressent le pas. A présent, ils sont à 40 m, puis seulement à 30 m. ils sont dans notre ligne de tir. Le FM ouvre le feu, suivi par toutes les autres armes. Un déluge de feu s'abat sur les soldats. Aucun parmi ceux qui étaient dans notre ligne de tir n'y échappera. Nous sautons sur la piste pour rafler toutes les armes disponibles. Je n'ai pu ramasser que des cartouchières. Mes compagnons ont été plus rapides. Nous nous lançons à la poursuite du reste du commando. Des soldats ont pu rejoindre la forêt, un monticule boisé qui domine le chemin forestier, après le virage. Ils prennent position derrière les arbres où il est difficile de les atteindre. Ils ne sont pas nombreux, mais ils nous empêchent d'avancer. Ils sont avantagés par leur position. Nous voulions récupérer un FM, un MAC 56 qui est là devant nous, abandonné à quelques dizaines de mètres au milieu du chemin. Le MAC 56 est une arme légère, très performante. C'est le FM des paras. Nous n'en possédons pas encore (3). Des bruits d'avions nous parviennent. Nous replions pour rejoindre notre position, puis la dépasser. Quatre avions de reconnaissance, des pipers, sont sur nos têtes. Ils sont rejoints rapidement par des chasseurs; ils sont une dizaine. Les avions mitraillent, bombardent à coups de roquettes. Puis une noria d'hélicoptères arrive, des "Bananes" chacune capable de transporter une section. Ils déversent des troupes, côté Est. L'armée française sait que le repli idéal est de sortir par l'Est pour rejoindre Tkadert, où l'ALN dispose de meilleures positions de résistance. Nous sommes bel et bien encerclés, dans cette étroite cuvette. L'ennemi est en face, à l'Est, avec de gros effectifs. Derrière nous venant de Bou Caïd. La Karimia a pu s'échapper en direction de Tkadert, avant l'arrivée des hélicoptères. Mais les avions de chasse s'acharnent sur elle, guidés probablement par les avions de reconnaissance. Avec une dizaine d'éléments de la Karimia, nous nous installons non loin de l'endroit de l'embuscade, pariant que l'ennemi ne s'y attardera pas longtemps, pensant que tous nos éléments ont replié vers l'Est. Les avions ont cessé leurs bombardements dans notre secteur. L'armada se déchaîne plus loin; en direction de Tkadert. Le bruit des bombardements devient plus sourd. Dès la nuit tombée, je pars retrouver le Commando Djamal. Il était à Ledjmal. Hsen, mon adjoint, a fait un repli très intelligent. Mais qui aurait pu être suicidaire. A Ledjmal, il n'y a pas de forêt, pratiquement pas de crêtes. Avant de quitter la position qu'il occupait à El-Kedjadjâa, le commando a échangé des coups de feu avec l'unité de soldats qui est sortie de Bou Caïd. Il n'y eut pas de vrai combat. Nous pensons que la mission de ce détachement était d'empêcher tout repli vers le sud. La Karimia a eu fort à faire à Tkadert. Le lendemain, elle est accrochée et a subi de terribles bombardements, comme elle a dû affronter une troupe nombreuse. Elle a eu une quinzaine de morts. Si Salah et Si Mohamed, les deux commandants, ont failli être encerclés au PC de la région. Quelques semaines plus tard, le commando Touré, qui a perdu beaucoup de ses éléments lors de l'accrochage avec la Karimia, est tombé dans une autre embuscade tendue par une section de la région 2, commandée par Abdelkader "Gouraya", un ancien du Commando Djamal. Ainsi, le commando Touré a payé très cher sa vantardise. Nous apprendrons, plus tard, que cette unité a été dissoute par son commandement. Notre commando n'a enregistré qu'une seule perte, celle de Boualem, le coiffeur de la katiba, qui a sûrement suivi la Karimia dans son repli vers Tkadert. Nous n'avons pas pu savoir les circonstances exactes de sa mort. Il a carrément disparu. Sa mort nous cause une grande peine. Tous les djounouds du commando aimaient Boualem. Natif de Azzefoun, il a fait partie d'une des dawriates qui convoyaient des armes depuis la frontière marocaine, au début de l'année 1957. Au retour de la dawria (4), armé d'un fusil Mauser, il a voulu rester en zone III, en compagnie de deux autres compagnons, Ahmed et Achour. De petite taille, le visage rondelet, le rire facile, Boualem était très jovial. Il aimait parler, raconter sa vie, qui fut très riche en événements, passionnante. Il aimait le châabi et la musique kabyle. Excellent instrumentaliste, il jouait du banjo. Nous gardons de lui le souvenir de gestes et scènes gravés à jamais dans nos mémoires. Boualem gardait dans une poche intérieure, contre sa poitrine, une petite photo de son fils, un bébé. Il aimait la sortir, très souvent, pour nous la montrer. A ce moment, il éprouvait une joie immense et une grande fierté. Son visage s'épanouissait d'un grand sourire. Il aimait beaucoup son fils. Après nous avoir montré la photo de son fils, il répétait les mêmes gestes, tel un rituel : il embrassait tendrement la photo, la remettait soigneusement dans sa poche ; il palpait plusieurs fois sa poitrine pour s'assurer que la photo est bien à son endroit. Ces gestes accomplis, le sourire disparaît de son visage qui est envahi par une grande tristesse. Il retenait ses larmes ; puis, comme si de rien n'était, il partait d'un grand rire. Boualem ne reverra jamais son enfant. O. R. Notes : 1) Abdelkrim (de son vrai nom Semmar) est originaire de Birkhadem. Chef de section au Commando, il est promu chef de la katiba régionale de l'Ouarsenis. Il est tué en 1958. La katiba prend son nom, par la suite, à l'instar de toutes les unités de la wilaya qui sont baptisées du nom du premier chef qui meurt à la tête de la katiba. La ville de Lamartine est débaptisée et a pris le nom de Karimia. 2) Tahar Bouchareb est originaire de Laghouat. Lycéen à Médéa, il rejoint l'ALN après la grève du 19 mai 1956. Il est mort au début de l'année 1960 à Doui, massif montagneux de Aïn Defla. 3) J'apprendrai, plus tard, que le seul MAC 56 de l'ALN a été récupéré en zone 4, près du camp d'aviation d'Orléansville (Chlef) par un groupe de fidaiyine dirigé par mon frère Ahmed. 4) Une dawria est un détachement de jeunes, issus des villes et des campagnes, qui partaient, sans armes, escortés par un ou deux vétérans armés, et ramenaient, après un long et périlleux périple, deux armes chacun. Dès 1959, les dawriates se rendaient en Tunisie.