Tous, on est fasciné par les histoires de Djeha. Avec ses farces populaires satiriques, toujours tatouées sur notre mémoire, on a grandi. Djeha traverse et continue de traverser notre imaginaire méditerranéen, depuis dix siècles. Dj'ha chez les Maghrébins, Goha chez les Moyen-Orientaux, Guifa chez les Italiens du Sud, Ch'ha chez les juifs, Nasreddine Hodja chez les Turcs, Nasreddine Mulla chez les Iraniens... même en changeant le nom ou de prononciation, Djeha demeure le personnage le plus commun dans notre culture populaire méditerranéenne. Il a traversé les temps clairs ou ténébreux, les civilisations, les langues, les livres, les guerres, les paix et les géographies. Il les a traversés dans tous les états d'âmes. Il est là, cela dure depuis dix siècles, pour incarner la culture populaire. Une culture qui forge en continuité créative sa résistance face à celles des pouvoirs. Djeha symbolise l'intelligence populaire face à la médiocrité savante ! Sage, intelligent, malin, idiot, pauvre, fainéant, laborieux, voyageur, marié, célibataire, divorcé, religieux, irréligieux, moderne, marin, orphelin, traditionnel, tolérant, intolérant, grand, petit, éternel, mortel, rural, citadin, moraliste, immoraliste, angélique, diabolique, étranger, citoyen du monde... Djeha habite toutes les situations pour critiquer toutes les injustices. Il est le sens de la critique. Il est l'index de la liberté. Je ne sais pas pourquoi, dès que je pense à ce personnage exceptionnel de Djeha, d'autres images d'autres personnages me hantent. D'abord celle de Don Quichotte création de Cervantès, un personnage perplexe et complexe. Comme chez Djeha, l'âne est en permanence à ses côtés. Il est son bon interlocuteur. L'âne est une partie intégrante de la personnalité de Djeha et de celle de Don Quichotte. Dans les deux situations, la présence de l'âne est marquée par une intelligence dissimulée dans des âneries sages et très bien éclairées ! Cette relation fusionnelle entre Djeha et son âne n'est pas fortuite. Elle est philosophique et symbolique. L'honneur revient à l'âne qui, dans plusieurs situations, a pu donner d'autres dimensions philosophico-sociales aux historiettes de Djeha. Une grande partie de la notoriété de Don Quichotte est assise sur le dos de sa monture. Djeha me rappelle un certain Allalou, le père fondateur du théâtre algérien. Grâce au personnage Djeha, par ses anecdotes populaires, que le théâtre algérien a vu le jour dans une période de la colonisation aveugle. Ainsi, et dans les années les plus difficiles et les plus ardues, c'était un 12 janvier 1926, un grand maître appelé Allalou, de son vrai nom Sellali Ali (1902-1992), avec une pièce intitulée Djeha, a signé l'acte de naissance du théâtre algérien. Le théâtre algérien est né sur le dos de l'âne de Djeha ! Parler de Djeha, c'est parler aussi d'un grand journaliste algérien. Ainsi, on ne peut citer Djeha sans penser à l'écrivain et journaliste Saïd Mekbel, assassiné le 3 décembre 1994 par les islamistes extrémistes. Qui parmi nous n'a pas aimé, ne s'est-il pas amusé, ne s'est-il pas régalé, en lisant la chronique satirique "Mesmar Dj'ha" de Saïd Mekbel, sur les colonnes du quotidien national "le Matin". Une chronique dérangeuse ! L'art satirique dans l'écriture de Saïd Mekbel n'est que le fruit de cette culture populaire maghrébine intelligente, dont les contes de Djeha occupent une bonne place. Le courage exemplaire avec lequel Saïd Mekbel défendait, et dans les moments les plus difficiles, une Algérie grande, propre et plurielle n'est-il pas le résultat de cette culture libre qu'incarnent les histoires de Djeha ? On a besoin, en ces jours arides, de peur et d'obscurité, de Djeha et de ses descendants : Cervantès, Allalou et Saïd Mekbel et les autres. A. Z. [email protected] Nom Adresse email