Le projet de loi portant statut des avocats a été en temps opportun largement contesté par le barreau lors de sa discussion à l'Assemblée populaire nationale. Comme les sénateurs en débattent, il ne serait peut-être pas inutile pour une plus ample information de rappeler ici l'intervention d'un avocat à la cour d'Alger au 15e congrès de la Conférence internationale des barreaux qui s'est tenu le 29 mars 2001 à l'hôtel El-Aurassi, à une époque où le pays émergeait à peine de la terrible décennie noire. Dire quel a été depuis l'Indépendance à ce jour l'apport de l'avocat à la défense du justiciable — et toute personne étant potentiellement justiciable, la mission du défenseur est dès lors immense —, l'objet de notre propos n'est pas d'embrasser l'ensemble des droits de l'Homme susceptibles d'être atteints. Car, si le concept est vaste au point d'englober, selon la Déclaration universelle, le droit à la sécurité, à la santé, au travail, à l'instruction et certains autres droits juridiquement garantis, il est évident que le rôle de l'avocat concerne essentiellement le premier, à savoir la sécurité de la personne humaine. Et tout particulièrement le problème se pose lorsque le justiciable, face à l'appareil judiciaire, c'est-à-dire face à l'Etat, entend défendre ses biens, sa liberté et parfois son droit à la vie. Dans ces conditions, un minimum de sécurité ne saurait être assuré si l'individu ne bénéficiait du droit à un procès équitable. Et, c'est au cours de ce procès qu'il appartiendra à l'avocat de veiller au respect scrupuleux de ces droits de l'Homme qui ne peuvent être garantis sans une défense libre. Seule cette libre défense pourrait assurer une justice, sinon absolue, du moins exempte d'arbitraire. Et cet arbitraire peut se manifester dès l'information où l'avocat algérien est jusqu'à ce jour absent. Les propositions avancées l'an dernier par la Commission nationale de réforme de la justice 1, pour demander sa présence au niveau des commissariats de police ou de la gendarmerie, ne sont pas encore admises en droit positif. Or, la présence du défenseur à ce stade est indispensable, car cette tendance inhumaine d'administrer la question, pour parvenir à l'aveu, ne semble pas avoir définitivement abandonné certains enquêteurs, qui comptent davantage sur leurs muscles que sur l'intelligence pour établir l'inculpation. Si nous remontons à quelques décennies dans le passé, un général, illustré par la fameuse Bataille d'Alger, exposait à l'époque des arguments imparables pour justifier la torture. Un aumônier de parachutiste est parvenu en quelque sorte au vedettariat, en délivrant une fetwa avant la lettre, pour expliquer, selon l'Evangile, la nécessité de ces horribles pratiques susceptibles, selon lui, de sauver d'autres vies humaines. Ainsi se permettait-il de donner l'absolution aux tortionnaires. Mais, il faut reconnaître, hélas, que ces bérets verts, rouges, noirs et d'autres teintes avaient fait des émules. Certains prisonniers algériens, devenus eux-mêmes policiers après l'Indépendance, croyaient contribuer à une bonne justice en procédant à ces "interrogatoires musclés". Il arrivait, en effet, que l'on relève dans les procès-verbaux de police des mentions qui, ingénument, laissent entendre que le prévenu avait été "sérieusement admonesté". Et souvent, le médecin expert commis par le juge d'instruction constatait ces traces de violence, des semaines après l'incarcération. Or, qu'il s'agisse des excuses absolutoires du religieux parachutiste de naguère ou de ses disciples d'aujourd'hui, il n'est pas admissible que l'on puisse défendre une cause, même juste, par des moyens intrinsèquement mauvais. Et c'est notre profonde conviction à nous, défenseurs, qui devrions l'exprimer en toute liberté. Lorsque l'avocat se montre si intransigeant sur les droits à la défense, il ne revendique, en fait, pour lui-même ou sa fonction, aucun privilège. Ce qu'il réclame, c'est de pouvoir assurer une défense dans la plénitude de ses libertés, condition indispensable au déroulement d'un procès équitable. Après les évènements de 1988 et la timide apparition des libertés individuelles, jusque-là sérieusement bridées par le pouvoir du parti unique, des lignes de défense de droits de l'Homme apparurent. Le dirigeant de l'une d'elles fut poursuivi. Avocat lui-même et parfaitement compétent pour assurer sa défense, il fut spontanément assisté d'une trentaine de confrères. Il y en aurait eu davantage si le cabinet du magistrat instructeur avait été moins exigu. Le juge, quelque peu intrigué par cette massive solidarité — le délit lui paraissant somme toute mineur —, manifestait un agacement certain. "Monsieur le juge..., intervint le plus ancien des avocats, notre présence en nombre auprès de notre confrères traduit notre attachement à la défense des droits de l'Homme, dont il est le symbole. Et l'homme que vous inculpez aujourd'hui sera demain le premier à vos côtés si vous-même étiez victime de quelque arbitraire." Un autre avocat, président de Ligue des droits de l'Homme, n'a-t-il pas payé de sa vie, pour la défense du même idéal ? En évoquant ces faits, nous ne saurions manquer de nous incliner à la mémoire de la centaine de membres de la famille judiciaire — magistrats du siège et du parquet, greffiers, auxiliaires de justice et avocats —, tous assassinés ces dernières années dans l'exercice de leur fonction au service du droit, ce droit que l'on ne saurait défendre librement, si l'on n'est pas soi-même libre de l'exprimer. Mais il est évident que l'œuvre de promotion et défense des droits de l'Homme ne saurait se poursuivre sans poser à l'avocat un sérieux cas de conscience, surtout à la barre de la défense politique. Par son serment, il doit respect aux lois, aux tribunaux et aux autorités publiques. Qu'en est-il, cependant, dans ce genre de procès surtout, lorsque le tribunal se montre d'une docilité telle aux exigences du prince, que l'on ne peut douter de son impartialité ? Il arrive que dans ces audiences, généralement devant des juridictions d'exception, et dans l'atmosphère électrisée des débats, le défenseur s'exprime avec fougue et passion que le juge estime irrespectueuse, alors que lui-même interpelle l'avocat sans ménagements. Pourquoi seulement celui-ci serait-il alors passible de sanction ? Et le respect n'est-il pas synallagmatique, exigible des deux côtés de la barre ? Défendre l'honneur, la liberté et, parfois, la vie de l'homme, déjà amoindri et humilié dans le box des accusés, n'exige-t-il pas, quand il le faut, un comportement ferme dans les moyens et sans compromission dans l'expression, car la veulerie et, parfois, la mollesse de l'avocat pourrait s'interpréter comme un semi-aveu de culpabilité ? Ce n'est certainement pas sans risque que l'on accepte de défendre devant ces juridictions d'exception. Certains ont pu penser que dans ces procédures, où les décisions ne sont susceptibles d'aucun recours, où les causes de nullité sont d'office rejetées, où la célérité de l'instruction cache mal le désir d'éliminer au plus tôt des adversaires politiques, plaider, c'est donner par sa présence l'apparence d'un procès régulier. C'est en fin de compte servir d'alibi à une justice biaisée. Et pourtant, le pire des délinquants a le droit d'être assisté, lorsque sa liberté ou sa vie sont en jeu. La présence de l'avocat aux côtés de l'accusé s'impose, surtout dans ce genre de procès, où précisément le droit est mis à rude épreuve. Bien sûr, le défenseur ne s'attire pas les grâces du pouvoir qui poursuit. En conscience, il n'a d'ailleurs pas à les rechercher. Et si, parfois, dans les périodes troubles, l'avocat en subit quelques désagréments, il n'en sera que plus estimable. La paix de sa conscience suffira à son honneur. Naguère, devant une cour révolutionnaire spéciale chargée de juger les auteurs d'un coup d'Etat et d'une tentative de résistance armée — nous pouvons aujourd'hui librement en parler puisque la prescription trentenaire est largement acquise —, cent-soixante quinze accusés se pressaient sur le banc d'infamie, une dizaine de peines capitales furent requises, ainsi que de très nombreuses condamnations à perpétuité. L'ambiance était à la suspicion générale. Partout dans la salle d'audience des micros disséminés captaient les moindres paroles. Les débats, dans leur intégralité, étaient enregistrés, y compris les confidences insignifiantes chuchotées à voix basse. L'accusation avait cité un témoin, honorable correspondant des services de sécurité, pour reconnaître les principaux meneurs entassés dans le box. Il lui suffisait de désigner quiconque dans la salle qui, de près ou de loin, aurait participé au "complot". Un signe de sa part, et l'on était inculpé aussitôt et jugé séance tenante. Telle était la règle de procédure exorbitante applicable devant cette cour révolutionnaire où la peur paralysait tout le monde, y compris la défense. Lorsque le président déclara : "Maître X, vous avez la parole", mon confrère qui, dans cette ambiance tragique où des têtes allaient tomber, ne put se départir de son humour noir habituel, et me glissa subrepticement au creux de l'oreille : "J'ai envie de dire d'abord : Monsieur le président, si vous le permettez, je ne plaiderai qu'en présence de mon avocat !" Et pourtant, tous les avocats plaidèrent. Les incidents d'audience ponctuèrent le procès. Des hommes promis à la mort ont trouvé d'autres hommes à leurs côtés pour les assister, les comprendre et les défendre. Le barreau, à cette occasion — comme en d'autres d'ailleurs —, n'a pas manqué, ainsi que nous nous interrogions au début de ce propos, de contribuer à la promotion des droits de l'Homme, dont l'un des principaux est celui d'être librement défendu devant ses accusateurs. Dans une autre affaire, l'Algérie naissante était, comme bien d'autres pays, atteinte des maladies infantiles de l'Indépendance. L'on était persuadé de détenir à soi seul la vérité révolutionnaire. L'opposant était un adversaire. L'adversaire un traître. Le traître à éliminer. C'est dans ce cadre qu'un officier, titulaire de brillants états de service, fut traduit devant le tribunal militaire pour des faits d'une extrême gravité. Encouragé en sous-main par le président de la République de l'époque, il manqua de respect au ministre de la Défense en lui interdisant d'inspecter le quartier général de la capitale, au point de le tenir en joue avec son arme. À l'occasion, il lui adressa des propos peu en rapport avec ceux du subordonné au supérieur. Les faits furent portés à la connaissance du président de la République. Il estima que, pour ramener l'affaire à ses justes proportions, il convenait de placer l'officier aux arrêts de rigueur, en attendant de calmer les esprits et de le libérer. Or, pendant la détention de cet officier, le ministre de la Défense avait détrôné le président de la République. Il l'avait embastillé et s'était proclamé chef d'Etat aux pouvoirs illimités. Qu'allait devenir le malheureux capitaine détenu ? L'on recommença l'instruction et la peccadille originelle de refus d'obéissance recevait une nouvelle qualification. On aboutissait en fait à un véritable crime de lèse-président. La tâche de la défense n'était pas aisée face à un procureur, promu défenseur du monarque, et d'un tribunal militaire tremblant de ne pas sanctionner, par la peine capitale, l'atteinte portée au souverain. Que pouvait porter la voix de la défense, au demeurant inaudible dans le concert d'imprécations coordonnées, des médias au service du pouvoir ? Bien entendu, l'avocat, la seule voix secourable du prétoire, exposa les arguments du droit, d'humanité, d'équité. Il suivit le condamné jusqu'à la Cour suprême qui cassa l'arrêt du tribunal militaire, estimant la peine prononcée insuffisante. Devant le tribunal de renvoi de Blida, même acharnement à défendre un homme qui, au grand jamais, n'avait commis ou tenté de commettre un crime de lèse-majesté, que seules des circonstances postérieures pouvaient laisser envisager. Mais le président du tribunal, un homme de grande piété et d'une morale rigoureuse, sensible aux arguments de la défense et rejetant la qualification de "tentative d'assassinat", retint le délit "d'outrage à supérieur". Il prononça la peine maximum de cinq années d'emprisonnement. Comme l'instruction et les divers renvois avaient duré plus de quatre ans et demi, notre capitaine devait enfin recouvrer la liberté quelques mois plus tard. Mais je ne voudrais pas terminer cette histoire sans évoquer son épilogue. Une année plus tard, je rencontrai notre bon juge de Blida rétrogradé comme simple juge des affaires de statut personnel (divorces, tutelles, etc.), bref, des affaires considérées comme de peu d'éclat. Pour lui qui avait rang de conseiller à la cour, ce n'était certes pas une promotion. Je lui en fis la remarque. Il me répondit : "Pour rendre la justice, il ne suffit pas de bien et fidèlement appliquer la loi, de respecter les instructions ministérielles et de connaître la dernière jurisprudence. Pour la protection des droits humains, la conscience est notre guide infaillible." Il ajouta pensif : "Je ne sais où j'ai lu cette phrase qu'un détenu écrivait quotidiennement à son juge d'instruction, et dont j'ai fait ma règle de vie : ‘Juge ! N'oublie pas qu'au-dessus des juges qui jugent les hommes, il est un juge qui juge les juges !'" Ainsi en est-il du procès équitable. Aussi, faudrait-il que l'avocat puisse y contribuer et son statut ne pas y mettre un frein. A. H. Nom Adresse email