Professeur, enseignante de français à l'Université d'Oran, chercheure associée au Crasc, chef d'équipe à la Faculté des lettres, des langues et des arts d'Oran et membre d'un programme national de Recherche (PNR), Faouzia Bendjelid est également auteur d'un essai sur le parcours du texte romanesque en Algérie. Dans cet entretien, elle revient sur certains éléments développés dans son ouvrage. Liberté : Dans votre introduction, vous notez que «la littérature algérienne d'expression française n'est qu'un produit de la colonisation». Outre les courants Exotique, Algérianiste et celui de l'Ecole d'Alger, pourriez-vous nous parler de l'évolution de la littérature algérienne produite par les Algériens ? Faouzia Bendjelid : Il est indéniable que la littérature algérienne de langue française est née dans le contexte de la colonisation. Son émergence est le résultat d'une politique d'assimilation menée par le colonisateur. Il s'agissait de gommer l'Autre, l'«indigène», le «barbaresque» ; il fallait le «civiliser». De ce fait, au départ, avec ses pionniers déjà, les écrivains des années 30, la littérature des autochtones pose la question identitaire dans le discours littéraire. Cette écriture est une parole qui s'inscrit dans une relation polémique par rapport au discours idéologique du colonisateur ; elle est de facto une réponse qui se présente dans l'énonciation d'un contre-discours d'affirmation à l'existence, la revendication d'une entité algérienne dont la composante est historiquement constituée dans ses dimensions culturelle, linguistique et religieuse. Cette littérature, née dans contexte colonial, est celle d'un engagement de l'intellectuel algérien pour dire son existence et sa différence face à l'Autre, agresseur et dominateur. Maintenant, au plan esthétique, cette écriture, essentiellement romanesque, est produite dans la lignée des normes occidentales que véhicule la littérature coloniale, celle des métropolitains et des colons. Ces derniers vont introduire et faire connaître en Algérie (et au Maghreb) le roman comme un genre codifié par la tradition littéraire française. C'est le rôle qui a été joué par les tendances littéraires de l'époque à travers la littérature exotique/orientaliste et ses récits de voyage, puis par les Algérianistes surtout qui défendent une thèse ethnocentriste et colonocentriste. La génération succédant aux précurseurs s'inscrit dans la continuité ; en effet, sa production porte les traces d'un combat dans des conditions historiques difficiles ne cachant point son aspiration indépendantiste de façon explicite ou implicite. Cette génération des années cinquante continue la lutte identitaire et n'hésite pas à verser dans le discours littéraire de la dénonciation du système colonial. Les procédés d'écriture vont progressivement se libérer des contraintes et des conventions de l'art occidental pour verser dans les transgressions en puisant de plus en plus dans l'imaginaire algérien qui s'enracine dans la variété du patrimoine culturel d'origine, la parole ancestrale, la mémoire collective et la référentialité historique. A l'indépendance, les enjeux littéraires sont autres. Les écrivains algériens produisent dans un pays souverain qui affronte les difficultés de l'édification et la construction de la modernité après 132 ans d'occupation coloniale. Leur engagement n'est pas des moindres car ils ont toujours su avancer avec les temps de l'Histoire et les turbulences de l'évènement. Le roman contemporain continue ce cheminement et le texte romanesque tout particulièrement est confronté aux courants et sensibilités littéraires qui dominent le monde tout en étant ancré dans la réalité algérienne comme source d'inspiration première. De nouvelles esthétiques naissent, une poétique du sens qui est conforme à l'évolution de la pensée moderne et universelle. Certains écrits romanesques font dans la variation et adoptent les structures de l'ère postmoderne caractérisée par l'hybridité, la fragmentation, l'hétérogénéité, la polyphonie, le dialogue des textes et le métissage des cultures. L'écriture devient également un lieu de réflexion, de recherche et d'innovation permanent. Il serait pertinent de souligner que l'esprit postmoderne installe le lecteur dans le procès de la communication littéraire. Voilà dit très succinctement le parcours évolutif de la littérature algérienne de langue française. Les formes et les procédés du discours littéraire ont évolué et évoluent encore. Quels sont les éléments qui transforment l'écriture ? Est-ce en rapport avec le contexte historique ? Plusieurs facteurs influent sur les procédés d'écriture. Il est tout à fait évident que l'écriture en Algérie est tributaire de l'Histoire car il faudrait rappeler que nous sommes à plus de huit décennies d'écriture en langue française. A chaque fois, l'écrivain algérien s'est senti interpellé par l'Histoire du pays. Il ya aussi l'histoire littéraire qui s'impose à toutes les générations d'écrivains; chaque génération apporte son originalité scripturaire, investit dans ses écrits la somme de ses idées, de ses idéaux et la valeur de son art. La dépendance par rapport à l'histoire littéraire est visible à travers la récurrence de certains thèmes qui se retrouvent dans les fictions, qui sont repris, réécrits, rénovés, réadaptés aux conditions socio-historiques de production comme la quête identitaire, la condition féminine, la mémoire collective, le discours sur l'Histoire, la parole ancestrale. Il faut noter une autre influence capitale : le croisement du champ littéraire algérien avec d'autres champs à l'échelle universelle, une participation à cette «littérature-monde», une mouvance de la contemporanéité dont l'impact est très important dans les textes romanesques des auteurs actuels, cette esthétique dite de la postmodernité à laquelle j'ai fait allusion dans la réponse précédente. En somme, les procédés et les contenus de cette littérature de langue française cheminent dans la contigüité paradoxale entre tradition et modernité, modernité et postmodernité qui obéissent à l'essor des courants de pensées et de l'esprit humain. Toujours est-il que les écrivains conçoivent leurs fictions dans l'interaction et le jeu qui établissent des stratégies d'écriture se situant entre continuité et rupture. Même s'ils changent au plan formel, les textes ont une mémoire, la mémoire d'autres textes. Vous évoquez ce qui a été convenu d'appeler «écriture de l'urgence». Quelle est la valeur littéraire des textes produits durant la décennie 1990 ? Cette littérature dite de l'«urgence» a été diversement appréciée par la critique littéraire. Le regard de l'extérieur a été particulièrement virulent à son égard. Saisie dans l'incompréhension, car émergeant brutalement dans la sphère littéraire, au moment même de l'instant tragique, cette « graphie de l'horreur », selon la qualification de R. Mokhtari, a eu ses partisans comme ses détracteurs. A mon sens, elle a été perçue par les auteurs eux-mêmes comme un devoir d'assister la patrie en danger, de témoigner sur un moment tragique de l'Histoire du pays, «écrire l'Algérie qui vacille» affirme Assia Djebar. Son contenu est très fort au double plan idéologique et humain. A une telle écriture, dans un tel contexte particulièrement dramatique, ne pouvait correspondre qu'une esthétique explicite dictée par le désir de témoigner et surtout pour l'intellectuel de ne pas se taire. Il est encore question d'un engagement face à la patrie et ses déchirements. Mais beaucoup de textes écrits durant la décennie 90 sont de bonne facture littéraire et artistiquement travaillés. Cette littérature, souvent décriée, est là, elle est le refus du silence, un cri de cœur des auteurs qui se sont impliqués au prix de leur vie. Elle est devoir de mémoire. A mon sens, il faut exploiter la sémantisation de ces textes qui se trouvent lestés d'un discours sur la mémoire et sur l'humain. Elle bannit, de par son existence même, la culture de l'oubli. Elle fait partie de la mémoire collective et mérite le respect. Jusqu'à quel point la nouvelle génération d'écrivains s'est distanciée et démarquée de ses prédécesseurs ou ceux qu'on appelle «les Classiques» ? La littérature de langue française a un parcours dans le temps non négligeable. Les époques changent et elle a changé en fonction des différents contextes historiques et l'esprit des générations qui se sont engagées dans les voies de la création. Elle a connu différentes mouvances. Comme je l'ai dit, elle se construit entre continuité et rupture, entre le traditionnel/classique et le moderne. Elle conserve un héritage esthétique et idéologique qui sous-tend tous ses discours qui datent de plusieurs décennies mais elle est aussi innovation, recherche, épanouissement, changement. C'est incontestable. Les écrivains contemporains manifestent actuellement des esthétiques variées, diverses et des sens pluriels et différents. Mais l'écrivain algérien ne cesse pas de proférer une parole contestataire, de remise en cause, de correction, de redressement, voire de colère. Et c'est dans ce type de discours qu'il s'adapte à son temps, son époque, sa société et qu'il s'oriente vers le renouvellement de son art. L'auteur le rend conforme à son présent et ainsi s'inscrit-il dans son temps et dans son siècle. Est-ce que les auteurs d'aujourd'hui sont arrivés à envisager un rapport apaisé avec la langue française ? Est-ce qu'ils ont fait leur cette langue de l'autre ? Il est indubitable que la relation de l'écrivain actuel à la langue française est plutôt sereine ou apaisée car les antagonismes colonisateurs vs colonisés se sont dilués avec le temps. Ce conflit idéologique étant dépassé, c'est l'écriture artistique qui prend le relais et de l'importance. Les écrits actuels ne portent point en eux le débat au niveau de la langue d'écriture. L'auteur algérien n'a plus de complexe vis-à-vis de la langue française. De plus, il faut noter que les textes sont traversés par les langues du pays, l'Arabe, le Berbère, les langues populaires (l'oralité). Cette diversité du paysage linguistique algérien a produit des effets heureux sur la diversité littéraire. L'écrivain algérien a réussi à transgresser le code linguistique français ; il soumet le texte à des interférences qui jouent sur le sens et rendent la création ludique. Toute la créativité se situe aussi dans cette langue intermédiaire. Il est possible que le Français soit considéré comme un moyen d'expression transitaire ou sursitaire mais il reste, pour l'instant, pour beaucoup d'écrivains, un instrument de la communication littéraire car bien maîtrisé. Ils se l'approprient pour en faire un usage individuel de créativité. En tous les cas, à notre époque, il n'est plus un outil d'aliénation comme l'ont ressenti et vécu les « écrivains classiques » sous la colonisation et aux premiers temps de l'indépendance sous le poids du discours idéologique dominant. L'écrivain actuel s'est affranchi de toutes ces formes de sensibilité ; il se contente de mettre son imaginaire au service de la création et fait les choix linguistiques qui l'accommodent le mieux. Nous constatons bien que plusieurs champs littéraires se côtoient dans la diversité linguistique (Arabe, Berbère et Français) composant un paysage littéraire nouveau, florissant, dynamique, en mouvement. C'est l'expression d'un progrès culturel énorme. Vous menez un travail de recherche sur 3 ans (2013-2015) sur la critique du roman algérien contemporain. Pourriez-vous nous en parler ? Mon projet de recherche, porté par une équipe de chercheures, est intégré à l'UCCLLA(1)/CRASC(2); il s'intitule « Réception critique du roman contemporain algérien » et a pour objectif d'apporter une lecture analytique et critique des textes romanesques produits actuellement dans le champ littéraire algérien. Notre intérêt porte sur la production littéraire algérienne de 1990 à nos jours. Nous interrogeons les stratégies d'écriture, les procédés et mécanismes esthétiques déployés par les auteurs et les typologies de discours qui traversent les fictions. Ces lectures se font dans le cadre de manifestations scientifiques (journées d'études, ateliers de lecture, colloques, séminaires de recherche et autres). Nous avons en cours de réalisation une anthologie sur les écrivains algériens actuels qui sera publiée à la fin du projet. S. K. (1)Unité de recherche sur la culture, la communication, les Langues, la littérature et les arts. (2)Centre de recherche en Anthropologie sociale et culturelle. «Le Roman algérien de langue française» de Faouzia Bendjelid. Essai, 200 pages. éditions Chihab. Nom Adresse email