À entendre ces experts, l'Algérie, qui n'a pas su utiliser à bon escient des ressources inespérées pour développer son économie et se doter de capacités de création de richesses pérennes, est désormais soumise à l'oligarchie mondiale. D'où certainement l'absence de débat... Le gaz de schiste, on en entend parler à longueur de journée sans que l'on comprenne vraiment de quoi il s'agit. C'est pourquoi le Forum de Liberté a décidé d'ouvrir, hier, un débat contradictoire entre Abdelmadjid Attar, ancien P-DG de la Sonatrach, et Amor Khelif, professeur d'économie et chercheur au Centre de recherches en économie appliquée pour le développement (Cread). Prenant la parole le premier, M. Attar, qui se range dans le camp des "pour" le gaz de schiste, considère d'emblée qu'il s'agit d'un "débat faussé", notamment par de "pseudo-experts qui racontent des choses inexactes". Pour lui, le problème n'est pas dans le gaz de schiste, mais dans l'économie. L'option pour le gaz de schiste ne vient pas, selon lui, pour prolonger la rente, mais juste pour faire face aux besoins énergétiques internes : "À ce jour, nous avons dépensé 50% de nos réserves prouvées, la rente va diminuer à partir de 2019. Sachez que 18% du gaz produit en 2013 en Algérie a servi à couvrir la consommation interne d'électricité, un vrai gâchis. Tout ce qu'on consomme ne produit rien en contrepartie. C'est un gâchis...", avoue-t-il. Il se dit convaincu, pour cette raison, que le gaz de schiste ne constituera pas une nouvelle rente. Car, d'après lui, l'Algérie va être vite confrontée à son tour à de "graves problèmes d'approvisionnement en énergie". "Ce ne sera pas une rente, mais juste un appoint pour assurer la sécurité énergétique du pays." Il révélera, à ce sujet, que le ministère de l'Energie va engager une enveloppe de 60 milliards de dollars pour développer les énergies renouvelables avec pour objectif de produire, en 2030, 40% d'énergie. "Et le reste ?", s'interroge-t-il. "Quant à toucher aux prix dérisoires de l'énergie en Algérie, fixés par l'Etat, il faut avoir le courage politique pour le faire !" De ce point de vue, le gaz de schiste a tout l'air d'être une solution de facilité pour des hommes politiques qui manquent de cran ou peut-être même... d'énergie pour prendre des décisions salutaires. "Si on pouvait y arriver avec le solaire, soyez sûr que je ne ferais qu'applaudir. C'est le thermique qui va faire fonctionner le pays et non pas le photovoltaïque", estime-t-il. Par ailleurs, la contrainte écologique est, pour lui, exagérée : "Il n'y a aucun contact géologique entre la roche mère et la nappe albienne. Nous avons 12 000 forages qui ont tous traversé l'albien, il n'y a pas eu de problèmes. Bien sûr, il y a des risques et des précautions à prendre sur d'énormes surfaces." Se voulant plus nuancé, l'ancien ministre des Ressources en eau a tout de même précisé que si on voulait explorer la plaine de la Mitidja ou la vallée du Chéliff, il s'opposerait à un tel projet qu'il ne conçoit que dans des zones désertiques et inhabitées. "En France, la principale réserve de gaz de schiste se trouve dans le bassin parisien. C'est pour cela que cette option a été abandonnée", a-t-il précisé. Un déni de démocratie Dans sa réplique, Amor Khelif n'y est vraiment pas allé de main morte. Jugeons-en : "50 ans d'économie rentière, basta !" D'après lui, la question est de savoir que sur le plan économique on est dans une logique de rupture, de déviation économique et politique ? Pour lui, la question ne saurait surtout pas être réduite à la "faisabilité technique". "Ce débat ne revient pas seulement aux techniciens ou aux technocrates. Comme nous sommes dans une logique économique, on ne peut faire l'impasse sur la géopolitique." D'après lui, l'Algérie doit cesser de glisser fatalement sur cette "pente systématique" et non moins dangereuse "qui fait asseoir la société et l'économie sur les hydrocarbures". Pour M. Khelif, le gaz de schiste n'est qu'un "jalon supplémentaire dans la spécialisation et la division de travail qu'on veut nous imposer". Pour lui, l'intrusion du gaz de schiste en Algérie ne relève pas de la commande publique, mais des "pressions internationales" des pays consommateurs qui veulent assurer la sécurité de l'approvisionnement. Chiffres à l'appui, il a démontré que l'évolution entre 1970 et 2010 montre que l'objectif des pouvoirs publics a toujours été de "diversifier l'économie". Force est de constater que malgré les sommes colossales englouties à ce sujet, le résultat est plutôt désastreux et contraire à l'objectif affiché. "Le segment de l'exportation des matières premières remonte au XIXe siècle. La lecture du bilan des exportations de la Tunisie révèle 25% de produits manufacturés. Voilà un pays qui, avec l'économie numérique, est proche de la spécialisation du XXIe siècle. Nous, on n'est pas encore entré dans le XXe siècle." Pour mieux cerner ses appréhensions, il rappellera que la nécessité d'une transition énergétique s'est posée avec le "déclin du conventionnel". Quant au non-conventionnel, "ce sont là des ressources qu'on ne maîtrise pas suffisamment, pour l'heure, ni la technologie ni les coûts de production". Et puis, d'après cet ancien directeur des études économiques à la Sonatrach, ce "caractère incertain" donne lieu aujourd'hui à des stratégies de firmes dont il est difficile de saisir les tenants et aboutissants. Et cela, même s'il croit savoir de quoi il en retourne : "La stratégie des grandes compagnies pétrolières dont les réserves ont fondu avec la nationalisation des hydrocarbures, est de reconquérir les réserves traditionnelles. Ils cherchent un repreneur et l'Algérie est la première dans les rangs." Et derrière les compagnies pétrolières, "il y a, bien sûr, les Etats des pays consommateurs", précise-t-il. "Aujourd'hui, on change complètement de situation. Comment des groupes leaders qui détiennent les procédés ont dû se replier ?" Telle est la question qu'on devrait, selon lui, se poser. Beaucoup plus "politique" que son contradicteur, M. Khelif estime qu'il y a une "pression interne" et une "force agissante" pour faire servir notre pays de "banc d'essai et de terrain d'expérimentation". "Du cobaye économique pour le GNL dans les années 1970, nous sommes aujourd'hui dans le même rôle pour le gaz de schiste." Avec le tassement des recettes, les autorités algériennes, prises de panique, se sont jetées, d'après lui, dans les bras de grands acteurs internationaux. "Et si on en est arrivé là, c'est à cause de contraintes du système économique qui a consacré la dépendance de l'Algérie vis-à-vis des hydrocarbures classiques ou nouveaux. On serait venu au gaz de schiste d'une manière ou d'une autre." "Sur le fond, mon souci majeur est de sortir d'une spécialisation qui nous a conduits vers un mur. Le gaz de schiste fera de nous le relais des ressources classiques." Autre source d'inquiétude, les moyens nationaux ne sont plus suffisants. "Les pertes de nos capacités technologiques ne plaident pas en faveur du gaz de schiste." Sur ce point précis, Abdelmadjid Attar le rejoint et se montrera même plus précis : "C'est vrai que notre expérience industrielle est actuellement capitalisée au Moyen-Orient. L'Algérie a perdu beaucoup de ressources humaines et énormément de compétences. Quand on vous propose un salaire dix fois supérieur, le choix est vite fait et c'est humain !" L'ancien P-DG de Sonatrach déplore qu'on n'ait rien fait pour valoriser les instituts comme l'IAP ou l'INH qui ne sont plus aujourd'hui que des appendices du service des ressources humaines de Sonatrach. Autre point de convergence entre les deux contradicteurs, "l'absence de débat". Si Attar en fait le "principal reproche", pour Khelif, il ne s'agit, ni plus ni moins, que d'un "déni de démocratie", et ce, d'autant que les ressources naturelles appartiennent à la collectivité nationale, "c'est écrit dans la Constitution". Présent dans la salle, Nordine Cherouati, l'ancien P-DG de Sonatrach, qui se défend d'avoir une position arrêtée, plaidera toutefois pour l'exploitation du gaz de schiste car, selon lui, "après le pétrole, ce sera encore le pétrole, le seul facteur de croissance". Il mettra notamment l'accent sur la création d'emplois. Quant à l'historien et sociologue Daho Djerbal, il considère que le débat n'est ni technique ni économique. "C'est un choix de société, un choix ontologique, tout le reste est secondaire." M.-C. L. Nom Adresse email