L'annonce du transfert anticipé de la souveraineté aux Irakiens, si elle a surpris quelque peu les observateurs, ne change, à bien y regarder, rien à la donne, à savoir l'avenir de la reconstruction politique et institutionnelle de l'Irak sur le moyen et le long terme. Depuis la fin du régime royaliste et l'arrivée (par la force) du parti Baâth au pouvoir en 1968, le carcan de ce parti va constituer le ciment dans lequel vont se fondre tous les segments de la société irakienne. De fait, le bâathisme va vite devenir la matrice du nationalisme irakien. Trente-cinq ans durant, c'est l'intraitable hégémonie du Baâth qui va “taire” les frictions entre les différentes fractions d'un pays en proie à force de clivages ethniques et religieux. Craquement ethnique Aujourd'hui que le carcan du Baâth a volé en éclats, les Irakiens sont acculés pour se réinventer comme Etat et comme Nation. Les communautés aux prises avec ce défi sont appelées à cohabiter ou mourir. Or, dans cette course au pouvoir, chacun semble tirer la couverture pour lui. Les chiites, majoritaires par le nombre et, cependant, longtemps maintenus dans une position de parias, n'entendent plus se laisser une nouvelle fois gruger. Comptant sur leur ascendant numérique, ils n'espèrent pas moins qu'un placement avantageux — et, somme toute, équitable — aux différents échelons de pouvoir. Une revendication qu'illustre parfaitement la crise du mois de janvier dernier entre la communauté chiite et les forces de la Coalition lorsque le chef suprême chiite, Ali Sistani, était monté au créneau pour exiger des Américains l'organisation d'élections générales sans délai pour permettre à la communauté qu'il dirige de s'exprimer. Côté Kurdes, même si ces derniers ne pèsent pas lourd dans la balance démographique, ils n'en sont pas moins tenaces à faire valoir leurs droits. Se prévalant de la protection dont ils jouissent de la part de la communauté internationale et tout particulièrement des Etats-Unis depuis le massacre de Halabja (16 mars 1988), ils se montrent très jaloux de leur autonomie et ne sont pas disposés à céder d'un iota sur un acquis qui leur est si cher. Aussi vont-ils peser dans le débat pour arracher le principe d'un Irak fédéral avec autonomie pour le Kurdistan. Mais là encore, il y a problème. N'oublions pas que le territoire kurde compte des minorités, notamment les Turcomans, ainsi que des Arabes — tout de même — et ceux-ci sont catégoriquement contre le projet fédéral kurde dans lequel ils voient une menace à l'intégrité territoriale de l'Irak et une brèche dans le corps de ce pays par lequel pourrait s'insinuer le spectre de la sécession. Rappelons à ce propos les évènements sanglants de Kirkouk, ville-symbole de cette mosaïque ethnique, et dont le statut préfigurera la reconstruction communautaire de l'Irak. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que les Sunnites avaient longtemps gardé le pouvoir et vont tout faire pour le reprendre. Il y a fort à parier qu'une bonne partie d'entre eux va continuer à alimenter les rangs de la résistance, que ce soit les loyalistes à Saddam ou, d'une manière plus large, les nationalistes hostiles à toute offre de paix américaine. Pour l'heure, ce sont ceux-là qui animent la scène insurrectionnelle irakienne.Par ailleurs, force est de relever l'implantation de réseaux d'essence spécifiquement terroristes, ralliés pour les plus efficaces d'entre eux, à Oussama Ben Laden, à l'instar du groupe dirigé par l'unijambiste Abou Mossab Azerqaoui, le chef terroriste d'origine jordanienne qui vient de menacer le Premier ministre irakien de liquidation physique. Quant à l'agitation de Djeych Al-Mahdi du jeune révolutionnaire chiite Moqtada Assadr, fils de Mohammed Sadeq Assadr (liquidé par Saddam Hussein en 1999), malgré la tentative qu'il a faite de projeter Najaf et les villes saintes chiites dans une guerre des tranchées contre les GI's, le fougueux prédicateur d'Al Kufa a vite fait de transformer ses menus exploits militaires en victoire politique en s'imposant comme un interlocuteur incontournable dans la nouvelle carte politique du pays, alors même que le grand Ayatollah quiétiste Ali Sistani observe un profil bas dans sa modeste retraite à Najaf. L'Irak : démocratie off-shore Si la refondation du nationalisme irakien à partir d'éléments aussi hétéroclites a toutes les apparences d'une gageure, à ces facteurs endogènes, il faudrait ajouter tout un dispositif d'obstacles exogènes qui achèvent d'hypothéquer la stabilité de l'Irak et son accession à une souveraineté véritable. Après avoir disposé du pays à leur guise, les Etats-Unis le livrent en pâture aux appétits des multinationales US (qui sont, en réalité, les argentiers de la campagne de Bush), faisant du pays la plus grande zone franche du Moyen-Orient voire du monde. Washington s'est, par ailleurs, assuré une disponibilité sans faille de tous les futurs pseudo-gouvernements élus de Bagdad, ce qui devrait lui garantir, au nom d'un soi-disant “partenariat de sécurité”, une base avancée inespérée dans la région, assortie de quelques aires de stationnement pour l'Otan et autres Casques bleus qui seront utilisés comme des alibis de légitimation (au même titre que la risible résolution 1546 des Nations unies). Place, à présent, à l'idéologie du “Grand Moyen-Orient” et son cortège de “couchez-vous”, de Rabat à Koweït-City. Au milieu de ce micmac, la reconstruction constitutionnelle et institutionnelle de l'Irak est promise à une impitoyable guerre de partage, bref, à une énième guerre “si vile”. Oui. On le craint fort, l'Irak n'est pas au bout de ses spasmes. Pour accoucher d'une démocratie consensuelle, ceux qui l'ont jeté dans le chaos, lui ont balisé un chemin de croix jalonné de bien de guets-apens. M. B.