Mais la question aujourd'hui est de savoir si la justice est en mesure d'aller jusqu'au bout avec ce risque d'ouvrir la boîte de Pandore d'une histoire mouvementée, entourée de tabous et que l'on s'est évertué, plus de soixante ans après l'Indépendance, à occulter. Circonscrite jusque-là dans certains journaux, la polémique sur certains faits d'histoire suscitée par l'ex-président du RCD, Saïd Sadi, notamment depuis la publication de son livre Amirouche, une vie, deux morts, un testament, vient de prendre de nouvelles proportions après la décision du parquet d'Alger d'ouvrir une information judiciaire après ses déclarations sur les ex-présidents, Ali Kafi et Ben Bella et sur Messali Hadj faites lors d'une conférence à Sidi-Aïch, dans la wilaya de Béjaïa. "L'ouverture de l'information judiciaire intervient suite aux informations rapportées par certains médias, relatives aux déclarations faites par M. Saïd Sadi lors d'une conférence-débat qu'il a animée à Sidi-Aïch (Béjaïa) au cours de laquelle il a imputé à l'ex-chef de l'Etat, feu Ahmed Ben Bella, et à l'ex-chef d'Etat, feu Ali Kafi ainsi qu'à la personnalité nationale et historique Messali Hadj, des faits portant atteinte à leur honneur et à leur considération", a justifié le parquet dans un communiqué. D'aucuns s'interrogent, en effet, sur cette célérité avec laquelle la justice s'est emparée de l'affaire. L'interrogation est d'autant légitime que la justice est restée muette lorsque d'autres responsables, bien avant Sadi Sadi, se sont livrés à des attaques en règle contre des symboles de la Révolution. De son vivant, le défunt président, Ahmed Ben Bella ne ratait aucune occasion pour s'attaquer, avec une rare virulence, à Abane Ramdane. En 2011, c'est le secrétaire général de l'ONM qui chargeait au vitriol Messali Hadj. Au-delà de cet aspect, des scandales financiers sont régulièrement rapportés par la presse sans que la justice s'autosaisisse. Même lorsque le sieur Hamadache a lancé sa fameuse "fatwa" contre le journaliste-écrivain, Kamel Daoud, la justice n'a pas jugé utile d'ouvrir une enquête. Dès lors, l'on se demande sur les motivations sous-jacentes sur ce procès intenté à Saïd Sadi. Veut-on étouffer une voix qui, par ses sorties discursives sur l'histoire, commencent à faire désordre auprès des gardiens du temple de l'histoire officielle ? Une histoire officielle qui, comme l'écrivait Benjamin Stora dans son livre La guerre invisible : Algérie, année 90, a toujours fait abstraction de ces conflits, présentant une histoire linéaire, presque paisible. "Pendant longtemps, l'histoire a été massivement utilisée en Algérie pour justifier l'orientation politique du régime. Une histoire officielle s'est édifiée après 1962 mettant au secret des séquences entières de la guerre d'Indépendance (les affrontements tragiques entre le FLN et les messalistes, le rôle décisif de la Fédération de France du FLN, la mise à l'écart des berbéristes et des communistes dans les maquis, l'engagement des femmes dans la lutte nationaliste, etc.) et effaçant les noms des principaux acteurs de cette guerre" (page 105). Ou s'agit-il, pour quelques cercles intéressés, de "brouiller le débat" dans une conjoncture politico-économique qui charrie toutes les incertitudes ? Pour Saïd Sadi, il s'agit d'"une provocation préparée". Selon lui, et comme nombre d'autres Algériens, l'histoire a été censurée jusque-là et que sa réécriture reste à faire. Il reste qu'il voit dans cette "intrusion" de la justice une aubaine pour débattre enfin de l'histoire du pays. "Mais il est peut-être bon que le parquet relaie ouvertement une démarche sournoise déléguée jusqu'à hier à des seconds couteaux. Maintenant que les choses vont êtres claires, on aura enfin le débat sur tout ce qui n'a pu être dit jusqu'à présent (...) À quelque chose malheur est bon. On va peut-être pouvoir débattre de notre histoire dans les tribunaux faute d'avoir pu le faire sur les plateaux de télévision, avec les associations concernées par la guerre de Libération ou dans les universités", dit-il. Mais la question aujourd'hui est de savoir si la justice est en mesure d'aller jusqu'au bout avec ce risque d'ouvrir la boîte de Pandore d'une histoire mouvementée, entourée de tabous et que l'on s'est évertué, plus de soixante ans après l'Indépendance, à occulter. Et si les politiques sont habilités à apporter leurs propres regards sur l'histoire et si un débat serein peut avoir lieu sur l'histoire. "Je suis de loin les politiques, mais je crois comprendre que l'un des programmes défendus par certains est la refondation de la république et de l'histoire. Donc, pour faciliter les choses, il faut discréditer des faits et des personnages. C'est l'hypothèse. Mais quand on parle des trahisons, ce sont des terrains inappropriés. On ne peut s'ériger en juge sur un dossier qu'on ne maîtrise pas dans le détail. Si vous vous déplacez sur le terrain de l'histoire, chaque affirmation doit reposer sur des archives, des documents, mais ne jamais juger. Qui a le pouvoir légitime de juger ? C'est dommageable pour l'homme qui les prononce et pour la conscience collective qui va s'interroger pourquoi se référer à l'histoire alors ?", soutient un historien qui a requis l'anonymat. "Comment engager un débat quand la partie adverse n'a pas droit à la parole ? En tant qu'historien, je considère que le travail reste à faire, mais sans s'ériger en tribunal. Que chacun fasse son travail et respecte le peuple. Les historiens, leur travail et les politiques, le leur. L'historien que je suis ne va pas se laisser entraîner dans cette dérive de décrédibilisation de l'histoire et des figures historiques. Avant d'engager le débat, il faut qu'il y ait des publications, des archives sur ces choses-là. La polémique ne rehausse pas le débat", conclut-il. Signe que le sujet demeure explosif : alors que les partis semblent gênés à réagir, une pétition a été lancée par Me Ali Yahia Abdennour pour soutenir Saïd Sadi. L'histoire de... l'histoire ne fait que commencer. K.K.