À 78 ans, l'enfant terrible du cinéma égyptien a encore beaucoup de choses à dire. Cinématographiquement parlant. Emu par l'accueil qui lui a été réservé, hier, à la salle Algeria, à l'occasion de la projection en avant-première algérienne de “Alexandrie… New York”, Youssef Chahine arrive à peine à contenir sa joie. Après une courte allocution, le réalisateur se retirera, pour une pause-café, avant d'affronter à nouveau son public. Loin de Khan El Khalili, il sera obligé de prendre son café à l'hôtel El-Aurassi. Une rencontre populaire ratée pour celui qui aime les gamins et les gamines. Autour d'un verre de thé algérois, il a bien accepté de se livrer à Liberté. Entrevue avec un généreux Alexandrin. Liberté : Il y a deux ans, vous deviez venir présenter Silence... on tourne, mais votre état de santé ne l'a pas permis. Et là vous venez pour présenter Alexandrie… New York. Qu'est-ce que cela représente pour vous d'être en Algérie ? Youssef Chahine : Il y a une relation entre les Algériens et moi qui est très conviviale, et en même temps je me dispute tout le temps avec eux. Ça dépend si j'ai affaire avec des gens au pouvoir ou avec des gens que je rencontre dans la rue. Car j'adore toutes les gamines et les gamins. C'est très agréable d'être en contact avec eux. Par contre, je suis très gêné avec les gens qui sont au pouvoir. Vous venez d'assister au lancement en avant-première de votre film à la salle Algeria. Comment appréciez-vous autant de monde présent à la projection ? Au fait, ça fait très chaud au cœur. Je trouve que c'est magnifique. Les gens sont là, ils applaudissent, ils sont debout, et ça fait vraiment plaisir. Je suis stupéfait, c'est une preuve d'amour. Parce que je trouve qu'il n'y a pas de quoi m'applaudir autant. Après Alexandrie pourquoi ? La mémoire et Alexandrie encore et toujours, vous revenez avec une autre autobiographie ; pourquoi ? ll C'est surtout le personnage qui a vécu dans sa jeunesse en Alexandrie qui revient. Alexandrie est une ville cosmopolite où il y avait quatorze nationalités, trois ou quatre religions et où personne ne demandait à l'autre “comment tu pries ?”. Tu le fais par terre, vas y, tu le fais contre le mur, vas-y. Chacun pratique sa religion comme il veut. Tu peux tout faire dans cette ville, danser, crier, pleurer, rêver… Moi j'ai des rapports avec le Bon Dieu qui ne sont pas mal. J'ai souvent des dialogues assez longs avec lui et je n'ai pas besoin d'intermédiaire. Je ne suis pas athée, mais je reste convaincu que tout le monde peut vivre en Alexandrie, quelles que soient ses convictions. Pour revenir au film, je dirai que c'est le premier film où je montre un peu de pessimisme envers quelque chose et envers ce qui se passe dans le monde. Je devais passer ce message aux Arabes. J'ai passé 60 ans à adorer l'Amérique, mais petit à petit, les choses se dégradaient. Finalement, les Américains ne parlent que de violence et de sang, surtout depuis la réélection de Bush. J'ai eu une déprime terrible, je n'arrivais pas à croire que tout le peuple américain soit devenu imbécile. Parce que je trouve que Bush est un menteur, un tricheur et un magouilleur. Il n'a même pas de vocabulaire, les seuls mots qu'il ne cesse de répéter sont : “terroriste” et “nous allons gagner”. Je ne comprends pas ce qu'il va gagner. Je pense qu'il y a quelque chose qui ne va pas ou dans les médias américains qui n'ont pas su parler au peuple ou c'est devenu une habitude chez eux, et tout le monde ment. Puisque le Président lui-même ment. Le film est dans ce cas une prise de position contre la barbarie qui se répand à travers le monde… Tout a fait. La barbarie a commencé au cinéma avec les congénitaux comme Schwarzenegger, qui a été élu gouverneur de la Californie. Nous savons que le gouverneur de la Floride n'est autre que le frère de Bush, qui est un autre menteur et un autre tricheur. Ça devient extrêmement gênant pour le cinéma et pour tout le monde. Mais ce qui l'est davantage, c'est qu'il y a encore des Arabes qui vivent le rêve américain. Personnellement, j'ai été très déçu. Moi qui ai aimé tant de gens là-bas, mes premières amours étaient là-bas, un amour qui a duré 40 ans… À 76 ans, vous avez décidé de revenir derrière la caméra pour tourner Alexandrie…New York. Je ne peux pas faire autrement, je suis comme ça. Je suis cinéaste, j'ai eu beaucoup de bonheur à tourner mes films, beaucoup de peur et de trouille aussi. Mais c'est le cinéma qui m'a fait exister réellement, et je peux vous dire que je voudrais bien crever derrière la caméra. Au lieu de mourir en discutant avec un des merdeux qui sont au pouvoir. Qu'est-ce que vous retenez de ce long parcours ? Est-ce que vous projetez de tourner d'autres films ? Oui, bien sûr. J'ai déjà écrit un peu moins qu'un quart d'un nouveau film. Dans ma carrière, j'ai pratiquement tout fait, les gros films de bataille, il y a eu Saladin, pour les paysans, il y a eu La Terre ; pour l'intégrisme il y a eu trois films : un documentaire qui s'appelle Le Caire vu par Chahine, qui a été interdit bien sûr ; il y a eu Le Destin où j'ai essayé d'analyser comment on fait pour le lavage de cerveau, et les intégristes n'étaient pas très d'accord avec moi. Ils m'ont menacé mais je m'en fous car je trouve que le danger existe partout, même en traversant la rue. Dès qu'on a peur, il ne faut plus travailler, parce que quand on décide de devenir réalisateur, il faut savoir quels sont les risques. Il faut avoir une présence quelque part à travers son travail. Dans le cinéma, c'est comme ça. Où tu prends le risque ou tu choisis un autre métier. Chauffeur de bus par exemple. Surtout au Caire où ils peuvent s'arrêter n'importe où, même au milieu de la rue. C‘est pour ça je dis que si tu n'es pas passionné de cinéma, laisse le métier aux gens qui aiment ça. Pour les gens qui ont suivi le parcours de Chahine, vous restez un grand rêveur… Vous savez, entre le rêve et la réalité, il existe un fil très mince. Parce que quand vous rêvez et que vous arrivez à réaliser votre rêve, vous le faites pour vous-même ; cela veut dire que ce rêve vous influence. Même si c'est un rêve. Et si vous ne savez pas sauter du rêve à la réalité et vice-versa, c'est dommage. W. L.